Agences
L’agence londonienne Saatchi & Saatchi (Publicis), qui compte 6500 salariés dans 76 pays, fêtera l'an prochain ses 50 années d'existence. Sa directrice de la création globale, Kate Stanners, figure charismatique de l’industrie publicitaire britannique, a reçu Stratégies pour un long entretien sur l’évolution de la créativité dans un monde toujours plus codé et la gestion sensible des énergies dans une grande agence.

Vous avez rejoint Saatchi & Saatchi en 2005. Comment l’agence a-t-elle évolué depuis ?

Kate Stanners. À l'origine, j’ai été appelée pour apporter à Saatchi l’esprit initié dans l’agence St Luke’s, que j’avais fondée dix ans plus tôt. J’ai hésité avant d’accepter car je craignais que Saatchi, avec ce nom aussi connu, puisse être en quelque sorte victime de son succès. St Luke’s était une agence très innovante, et je pensais être plus à mon aise dans une petite «boutique» qui pouvait évoluer rapidement. En fait, je n’ai jamais compris vraiment ce qu’était Saatchi avant d’en faire partie. Depuis, je m’attache à en faire une agence qui embrasse le changement, qui attend impatiemment ce qui va se passer ensuite. L’époque est idéale, car la technologie change à un rythme exponentiel. Et la publicité, plus que beaucoup d’autres industries, a ceci de passionnant qu’elle se situe à l’intersection de ce choc entre la technologie et la créativité.

 

Cette transformation est à double tranchant, elle est aussi fascinante que dérangeante. Imaginiez-vous de telles évolutions au début de votre carrière ?

Beaucoup de gens ont une approche très différente de cette évolution. De mon côté, je l’aborde de façon très simple, presque enfantine, comme si je ne savais rien et que j’avais tout à découvrir. Certains essaient de s’accrocher à ce qu’ils connaissent, mais cette approche rend le changement difficile. C’est une question de personnalité… Le changement apporte de l’inconnu, de l’inédit, et des possibilités infinies, qui à leur tour apportent de nouvelles compétences, de nouvelles façons de personnaliser les stories, de les rendre désirables.



Dans une interview pour Campaign, vous avez affirmé que, si vous pouviez être quelqu’un d’autre pour une journée, vous seriez Don Draper [personnage de la série Mad Men]…

(Elle éclate de rire et prend ses aises ostensiblement sur le canapé) Ça doit être tellement agréable de pouvoir s’affaler ainsi, et d’attendre avec un verre de whisky à la main…

Sérieusement, c’est avant tout le travail d’équipe qui constitue ma première motivation. Pendant tant d’années, être créatif consistait à trouver la parfaite idée, la garder pour soi, la protéger, mettre son nom dessus, être sûr que personne ne se l’approprie à votre place. On était loin de l’ouverture, de l’open source, de la collaboration, du travail d’équipe. Maintenant, la technologie a tout ouvert et permis un meilleur partage. Etre plus ouvert est donc bien devenu en soi une compétence primordiale. L’approche est vraiment différente. On accepte qu’il n’y a pas d’idée parfaite, et qu’il peut y avoir un million de façons différentes d’accomplir une création.



Vous avez remporté de nombreux prix avec des campagnes pour Carlsberg, T-Mobile, Pampers ou Cadbury. Quelle elle la création dont vous êtes la plus fière ?

Ça évolue constamment, d’année en année. Mais celle qui m’a le plus marquée personnellement est celle réalisée il y a maintenant de longues années pour l’arrivée de Tony Blair à Downing Street. Nous avons beaucoup travaillé avec ce gouvernement au fil des ans, et avons créé un nouveau langage, dans lequel il s’est trouvé. C’était une période fascinante.

Plus récemment, la collaboration avec Deutsche Telekom – T-Mobile a été très enthousiasmante. C’était un véritable voyage qui m’a permis de comprendre précisément comment l’industrie des télécoms fonctionne. Je me souviens notamment d’un flashmob réalisé à la gare de Liverpool où nous avons fait danser tout le monde un matin. Nous n’avons jamais cessé de tenter de nouvelles choses avec T-Mobile, en faisant par exemple ce spot avec Katy Perry à partir de son célèbre tube Firework.

Plus récemment, j’ai beaucoup aimé notre campagne sur la démence, permettant de mieux comprendre la façon dont elle se manifeste. Et nous travaillons aussi en ce moment sur une campagne permettant d’alerter sur les dangers d’une surexposition aux écrans.



Entre le Brexit, le changement climatique et le pessimisme ambiant, le métier de publicitaire doit-il baisser d’un ton ou au contraire offrir une forme d’évasion ?

Le métier est plus complexe qu’avant. On doit constamment s’adapter, savoir comment établir une forme de dialogue, inciter à une forme de réflexion, en sachant qu’il n’existe aucune réponse établie ou définitive. Aujourd’hui, on doit constamment être dans une sorte de réalité virtuelle, à 360°, prêt à accepter tout ce qui peut apparaître et remettre en question ce que l’on croit savoir.



La publicité doit-elle à tout prix viser le « bien », par exemple en refusant de travailler avec l’industrie du tabac ?

Je n’ai personnellement jamais travaillé sur une campagne tabac. Je pense qu’il faut savoir se préparer à des réactions négatives, sans y être soumis. Il y a quelques années, nous avons fait une parodie du mariage royal pour T-Mobile [avant le mariage de Kate & William, des sosies des membres de la famille royale faisaient une entrée dans l’abbaye en se déhanchant sur un morceau d’East 17 ; la publicité la plus vue en Angleterre en 2011]. Avant la sortie, j’avais montré la vidéo à l’un de nos clients, Procter & Gamble, qui avait eu une réaction effarée et craignait, pour nous, que cela tourne mal. Nous nous sommes dit que dans le pire des cas, on expliquerait après coup, aux personnes offensées, le but de notre vidéo. Finalement, cela n’a pas été nécessaire car la princesse Kate a mis la vidéo sur son compte Facebook.

Les clients sont de plus en plus effrayés par les réactions négatives que peuvent provoquer des campagnes osées. La mentalité PR a de plus en plus d’influence. Mais évidemment, on doit limiter les risques de heurter, notamment avec des biais insconscients.

 

Mais les bad buzz peuvent être très efficaces. La publicité Gillette, réalisée par Grey (WPP) a atteint ses objectifs sonores. Elle a pourtant heurté beaucoup de sensibilités.

En effet. J’en ai d’ailleurs parlé avec mon fils de 16 ans pour lui demander ce qu’il en pensait. Il n’a pas su vraiment quoi répondre. Avoir conscience de ce que le public peut ressentir est vraiment important.



L’Advertising Standards Authority a justement créé un code anti-sexiste, entré en vigueur en juin, pour pointer des dérives observées dans certaines publicités. Le voyez-vous de façon positive ?

Dans tous les domaines, il est toujours regrettable de voir que l’on est obligé de créer un code, même si les intentions sont bonnes dans ce cas précis. Une idée peut être brillante, mais si elle place un genre - qu’il soit masculin, féminin, ou transgenre - sous une lumière peu flatteuse, son message est moins porteur.



Vous-même, en lisant ce code, vous êtes-vous dit que vous auriez pu faire une publicité de façon différente par le passé ?

J’ai l’avantage d’être une femme, et d’avoir pu voir les choses avec une perspective féminine. Depuis des années, l’environnement publicitaire est dominé par des perspectives masculines, même si, en ce qui me concerne, j’ai toujours su faire valoir mes solutions, mes opinions.

Mais il est clair qu’il y a un déséquilibre hommes/femmes. Notre industrie n’est pas représentative de la réalité démographique, y compris en termes de diversité ethnique.

 

Vous sentez-vous seule ou isolée, en tant que femme, dans un tel rôle ?

Je ne me sens pas du tout seule, grâce au soutien de mes collègues. J’ai accepté ce job alors que je venais d’avoir un bébé, et j’ai été très claire sur le fait qu’il serait prioritaire. Tous mes collègues m’ont soutenue. Tout le monde me disait que Saatchi était un environnement macho, mais cela n’a pas du tout été le cas avec mes collègues masculins.

Au début de mon parcours, il y a eu deux femmes, Barbara Nokes et Suzy Henry, qui ont été très importantes pour moi. Elles étaient les deux seules directrices artistiques et m’ont permis de comprendre qu’il était possible d’assumer cette fonction en tant que femme.



Dans une interview donnée au site Little Black Book, vous avez affirmé que « les femmes sont trop intelligentes pour rester dans un département créatif ».

(Elle sourit.) Elles le sont ! Les choses changent, car l’environnement créatif est beaucoup plus ouvert, comme je le disais. Traditionnellement, les départements créatifs ont toujours été très très durs, très compétitifs, avec cette idée que vous deviez être celui qui parle le plus fort, qui est le plus drôle…



Vous-même, vous êtes très charismatique…

Avoir du charisme était nécessaire, dans ce milieu où, longtemps, ceux qui étaient récompensés étaient ceux qui avaient les personnalités les plus extraverties. J’ai aussi toujours pensé que les hommes étaient toujours mieux préparés à cultiver la dérision, à la différence des femmes, plus réfléchies, plus intuitives, plus attentives à leur environnement immédiat. Inconsciemment, elles ont développé cette idée qu’elles pourraient probablement trouver une meilleure ambiance de travail ailleurs. Mais pour tout dire, personnellement, j’aime cet environnement. Je pense que j’étais préparé à m’y fondre, même si c’était un environnement masculin et assez exclusif. D’autres femmes ont également apprécié d’évoluer dans cet environnement.

Mais aujourd’hui, heureusement, personne ne reste plus à part. Il n’y a plus de norme à laquelle se conformer. Chacun apporte sa contribution, en fonction de son talent, de ses compétences et de ses sensibilités.



Comment trouvez-vous l’inspiration ?

Elle vient avant tout du dialogue direct. L’humain est à la base de la création.



La mode est pourtant à la data et aux chiffres…

La data et les chiffres concernent également l’humain. Il y a quelques années, en concevant un planning j’avais besoin de définir le portrait typique, par exemple, d’une femme de 24 ans vivant à Londres, ou d’un homme de 55 ans vivant aux Philippines, correspondant à mon audience. La data permet de disposer de données beaucoup plus vastes, mais cela ne change rien au fait qu’on a encore besoin d’avoir « the full picture ». L’instinct reste primordial pour compendre un comportement, une psychologie, un modèle. 



En 2019, vaut-il mieux engager des nerds informés ou des toxicos inspirés ?

(Elle regarde furtivement l’immense open space de Saatchi, vibrionnant comme une ruche)

Les deux. On a besoin de gens vraiment impliqués dans leur travail, habités par leur objectif, rigoureux. Ce genre de pros qui ne laissent jamais tomber quoi que ce soit.

Certains peuvent trouver leur stimulation dans la rue, ou dans des galeries d’art, ou dans des festivals, ou dans des expériences immersives. L’important est de leur donner un environnement de travail flexible. Il y a différents stades dans la création, où il faut tantôt accumuler des connaissances et des idées, seul, et tantôt les mettre en forme et les finaliser, avec une collaboration intense.

 

La publicité semble de moins en moins considérée comme un art…

J’en parlais justement récemment. D’une certaine façon, la publicité n’a jamais été un art. En tout cas, elle n’est plus autant révérée qu’à cette époque où elle avait cette capacité à créer une story et en faire une partie intégrante de la culture populaire. Le côté artisanal a été un peu perdu à cause de cette course à la technologie. L’industrie publicitaire a été happée par les nouvelles technologies et n’a pas vraiment su jouer avec, comme elle aurait pu le faire.

 

La faute aux réseaux sociaux ?

Un rééquilibrage est en cours. Il est temps car on a trop cherché à courir après la toute dernière tendance, avec trop souvent une absence de discernement. Nous n’avons pas besoin d’être partout à chaque instant. Tout le monde n’a pas besoin d’être sur Instagram. Les marques de beauté n’ont plus forcément envie de perpétuer l’obsession du selfie. Beaucoup de nos clients commencent d’ailleurs à s’interroger sur le sens de leur présence sur les réseaux sociaux.



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