Stratégies Les 50
Dans le cadre de l'opération Stratégies les 50, où la rédaction confie les clés du magazine à 50 personnalités de notre secteur, Stéphane Fouks, vice-président d'Havas Group se lance dans une analyse des catastrophes qui menacent nos sociétés démocratiques.

«Après la pandémie,.... avant la catastrophe ?» Une bonne image vaut mieux qu’un long discours ! Le fait que vous ayez cliqué sur ce QR Code résume l’ampleur des changements que la pandémie a intégrés dans notre façon de communiquer, et de vivre. Comme je l’ai montré dans mon livre Pandémie médiatique, la crise du Covid a révélé les blocages de la société française, en même temps qu’elle a accéléré le passage à une nouvelle communication : passage de l’écrit à l’oral, du temps long au temps court, du texte à l’image, de canaux uniques à la démultiplication offerte par les nouvelles technologies.

Avec les 50 ans de Stratégies, l’occasion m’est donnée d’étendre mon analyse pour montrer l’horizon plus large sur lequel se déploie la nouvelle forme médiatique du monde. Sans vouloir gâcher le bel anniversaire de notre magazine favori, je dois être franc, et, une fois n’est pas coutume, porter une parole alarmiste : cet horizon est celui d’une catastrophe !

La catastrophe qui menace nos sociétés démocratiques s’annonce sous de multiples traits que je voudrais détailler ici :

• Le premier est la division perpétuelle. L’opinion et le débat collectif ne reposent plus sur le socle d’une vérité partagée. A l’ère de la post-vérité, il n’y a plus de constats scientifiques communément admis, mais des opinions, autour desquelles se rassemblent des communautés de croyants, qui se reconfigurent selon les sujets. On aurait pu croire que la pandémie révèlerait la nécessité d’une vraie science, il n’en a rien été, pour une simple raison, que tous les communicants connaissent, et que le monde découvre aujourd’hui : perception is reality. Seul importe ce qui est ressenti, une vérité qui ne touche pas les êtres ne pourra être reconnue. Bien sûr, il y a là un grand risque pour toutes les valeurs qui dépendent de la vérité, comme la justice, ou même la vie car, la pandémie nous l’a cruellement montré, sans vérité partagée, c’est la santé collective qui est en péril. Mais restons-en ici au constat : les atermoiements initiaux de nos gouvernants, les doutes invétérés des antivax, les soupçons des complotistes ont enterré la possibilité de faire briller la vérité scientifique comme le modèle d’une vérité qui sauve. Le danger est donc bien là : dans un monde où tout se vaut, tout peut désormais arriver.

• A cette absence de vérité commune s’ajoute un deuxième facteur de division. Les individus sont enfermés dans leurs convictions. Or cet enfermement est renforcé par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de défendre le partage de l’information : les médias contribuent à la fragmentation de l’opinion et à la constitution de communautés de croyance toujours plus réduites, et plus arc-boutées que jamais. Eux-mêmes segmentés, ils cherchent à suivre l’opinion de ceux qui les suivent, et à renforcer leur vision du monde au lieu de chercher à l’élargir. Ainsi, la fragmentation nourrit le sectarisme, faisant prospérer les réflexes partisans et flétrir la diversité des points de vue.

• Le troisième trait de ce monde de post-vérité réside dans la désinformation : les fake-news sont désormais maniées couramment, et assumées comme des formes légitimes de la communication. On peut d’ores et déjà prévoir que l’élection présidentielle se fera sous l’auspice de l’ultra-violence médiatique.

• A la désinformation s’ajoute l’injonction à la «dés-intimité». Depuis des années, je m’élève contre le dogme de la transparence, mais il a aujourd’hui pris une forme plus dangereuse encore que l’injonction à rendre des comptes : nous entrons dans la dictature du voyeurisme. L’intime dérobé, sa simple existence rendue même impossible, voilà qui marque une nouvelle étape. Nous sommes entrés dans un totalitarisme qui se fait passer pour soft puisqu’il est porté par des moyens non étatiques. Le risque s’aggrave dans le contexte actuel, où l’accusé est sommé de faire la preuve de son innocence. Untel accusé d’agression sexuelle fait les gros titres, mais seuls quelques maigres entrefilets évoquent le fait qu’il soit finalement acquitté. Le fait que vous ayez cliqué sur ce QR Code est toutefois le signe que l’humanité reste animée par une pulsion vitale, qui est pour moi une source d’optimisme dans le nihilisme ambiant : le désir d’être surpris. Même s’ils sont enfermés dans leurs réseaux, confortés dans leurs certitudes et entretenus dans leurs peurs, les humains nourrissent toujours l’envie de s’ouvrir à de l’inconnu, d’apprendre du nouveau, de découvrir de l’impensé.

Voilà le ressort sur lequel nous devons exercer nos talents, pour être à la hauteur de nos responsabilités. Et elles sont immenses, alors que la catastrophe démocratique se double d’une catastrophe environnementale qui semble obscurcir tout l’horizon. Réunir à l’heure de la division, faire sortir des impasses et du sectarisme, trouver l’équilibre face à l’instabilité, inventer de nouvelles dynamiques au lieu de se laisser réduire à l’impuissance, voilà le défi qui s’impose à nous si nous voulons infléchir le cours de la tragédie qui s’annonce. C’est à nous, communicants, d’aider les marques, les entreprises, tous nos clients, à atteindre l’équilibre entre émotion et rationalité, individualisme et partage, identité singulière et engagement collectif. A nous de leur permettre de cheminer sur cette fragile ligne de crête, rendue plus frêle encore, dans un monde de déséquilibres et d’antagonismes croissants. A nous de savoir susciter le désir contre la crainte. La gravité des périls auxquels nous sommes confrontés ne doit pas nous paralyser, mais nous galvaniser !

Un exemple peut nous inspirer : les élections allemandes, dont on disait qu’elles étaient jouées ont montré que rien n’est jamais fait d’avance. Un candidat, Olaf Scholz (SPD), a eu l’audace de porter une ligne qui n’est ni démagogue ni «ancien monde». Il a su équilibrer son image qui était sérieuse, au risque d’être terne, avec un coup d’audace inoui, en affichant sous sa photo de campagne ce slogan : «il peut être chancelière». Cette transgression n’est ni le frileux consensus des «en même temps», ni la provocante triangulation de l’ouverture politique, mais un dépassement courageux des contradictions. Transcender les oppositions au lieu de chercher à les concilier, voilà qui rappelle la géniale inspiration d’un Mitterrand candidat de gauche se drapant dans l’éthos de droite par le slogan de «la force tranquille». Contre la catastrophe, assumons la complexité, affrontons le danger, gardons les esprits ouverts et l’imagination vivante ! Et maintenant, avant que vous ne retourniez à votre exemplaire papier, une petite mise en garde amicale : attention, pour pratiquer cette jouissive inventivité à laquelle l’époque nous appelle, sortez protégés… Avez-vous vérifié que ce QR Code n’avait pas accès à toutes vos données personnelles ?

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