Stratégies Les 50
Quels sont les enjeux des publicitaires de demain et de la génération qu’ils incarnent? Étudiants à Sup de Pub et membres du collectif «Marqueurs», Rania Hatimy, 20 ans, et Arsène Vittenet, 23 ans, débattent de leur vision de l’avenir de la pub et des marques.

Sylvia Tassan Toffola : Selon vous, le monde de la publicité fera-t-il encore rêver dans 10, 20 ou 30 ans ?

Arsène Vittenet : Quand on voit le nombre d’écoles de communication, je me dis que oui, ce monde porte encore beaucoup de désirabilité. Ces derniers temps, on constate même qu’il attire de nouveaux profils. Avec l’avènement des plateformes sociales, ingénieurs, designers ou data scientists contribuent désormais au monde de la publicité. La profession est en pleine mutation et c’est ensemble qu’il conviendra de le faire évoluer. Le monde de la communication reste aussi un univers qui fait rêver. Il est porté et idéalisé par de nombreuses fictions, comme Emily in Paris récemment. Elles transportent le spectateur dans un univers où tout est possible, où personne ne semble à l’abri d’avoir une idée de génie. C’est cette liberté de créer qui m’a attiré.

Rania Hatimy : La publicité continuera d’attirer et de créer du désir à condition qu’elle pollue moins l’intimité des gens et la planète. Notre exigence par rapport au contenu est à mon sens la clé : il faudrait communiquer uniquement quand c’est utile, ou pour transmettre des messages qui ont du sens, notamment au regard des défis de notre société. On pourrait peut-être créer un indicateur de l’utilité du contenu.

C’est vrai que si le secteur s’engage aujourd’hui de façon forte et concertée – en témoignent par exemple les États généraux et la mobilisation de la filière Communication –, cette question de la responsabilité est quasiment innée pour votre génération…

R.H. : J’ai voulu faire ce métier pour rejoindre un mouvement de nouveaux communicants en faveur d’une publicité plus engagée, plus éthique, qui réfléchit au monde d’aujourd’hui. Les consommateurs aussi réclament plus de sens et le font savoir, notamment par le biais des réseaux sociaux. L’accélération du numérique leur a donné plus de pouvoir. Je suis convaincue qu’ensemble, on pourra créer le changement nécessaire et donner plus de sens à notre façon de faire société.

Quel rôle les médias doivent-ils jouer dans ce changement collectif ?

R.H. : Un média comme la télévision a un pouvoir d’influence énorme. Il peut informer, éduquer, sensibiliser, mais aussi créer du désir, façonner des opinions ou modifier des comportements. Cela requiert de la vigilance et engendre des responsabilités. Je trouve que malheureusement aujourd’hui, la part des sujets traitant du climat est encore très faible. J’attends aussi plus de cohérence. Si l’information choisit de sensibiliser, alors les contenus de divertissement doivent faire de même. Et au-delà, on peut se demander, demain, si un média ne devrait pas refuser un annonceur pour des raisons de greenwashing, ou parce qu’une publicité n’est pas compatible avec la ligne éditoriale ou les valeurs qu’il revendique…

Question complexe… Mais la dynamique d’intelligence collective sur le sujet me fait dire que la personne qui, dans 20 ans, sera à ma place n’aura pas à faire ces choix. Cela passera aussi par la prise de conscience des entreprises. On en voit certaines aller jusqu’à changer leur modèle économique pour s’adapter. Pour vous, quel secteur ou quelle marque remplit les cases que vous attendez ?

A.V. : J’ai été très sensible à la prise de position de Nike sur les violences policières envers la population noire. La marque a fait le choix de soutenir Colin Kaepernick [joueur de football américain qui a marqué les esprits en 2016 en mettant un genou à terre durant l’hymne américain pour dénoncer les violences policières], n’hésitant pas à se mettre à dos une partie de ses consommateurs. Certains ont brûlé leurs chaussures en signe de protestation. En faisant le choix d’une égérie comme Colin Kaepernick pour sa campagne, Nike a su créer le débat. Une marque doit prendre des risques, notre génération attend cela. Et nous aussi en tant que communicants.

R.H. : Pour moi, la campagne « Don’t call me Jennyfer », réalisée par Buzzman, est très efficace sur la question de l’inclusion. Elle l’aborde de manière très créative, avec le meilleur insight possible. En cassant les codes, ils ont réussi à toucher leur cible.

Au contraire, ces normes de responsabilité ne peuvent-elles pas, par trop de contraintes, pénaliser l’acte créatif ?

A.V. : Je pense que ce cadre est nécessaire à notre société. Sans cadre, il sera moins aisé de comparer les offres. Il faut le prendre comme un prérequis, une base de travail. Ensuite, à nous d’être créatifs à l’intérieur de ce cadre, puisque se différencier est une nécessité. Notre métier fait déjà face à de nombreux challenges : réglementation, montée des adblocks, recours aux abonnements pour contourner la publicité… C’est à nous, communicants, d’être créatifs, pertinents pour ne pas submerger le public et pour continuer à le faire rêver.

R.H. : Aujourd’hui, c’est dommage de voir certaines entreprises feindre leurs responsabilités avec du greenwashing, du pinkwashing… « Green », « pink »… : ces appellations ne relèvent pas du hasard. Je m’étais amusée à étudier les shampooings bio, en retirant sur chaque publicité les logos des marques. Impossible de savoir qui était qui : il y avait du vert partout… C’est dommage. Parce qu’il faut s’engager, ne faudrait-il plus se différencier ? Au contraire, c’est dans ces contraintes que doit naître la créativité. S’engager ne doit pas rimer avec s’enfermer. Plus que jamais, les marques ont besoin de créativité, pour se différencier, pour exister. Et la créativité, c’est dans notre ADN ! Mais nous ne devons pas oublier que nous ne faisons « que » de la communication. À travers les publicités que l’on crée, que l’on diffuse, nous mettons en lumière des entreprises. Leur manière de produire doit elle aussi être responsable d’un point de vue social, environnemental. Nous sommes interdépendants.

Projetons-nous loin dans le futur, en plein dans le métavers. Pensez-vous que la cohabitation entre l’humain et le monde numérique puisse bien se faire ?

R.H. : Aujourd’hui, nous avons une double identité : celle que l’on nomme physique et l’autre, virtuelle. Elles s’expriment de manière différente, et d’ailleurs, on m’a souvent dit que mon identité sur TikTok ne ressemble pas à qui je suis sans les écrans. On se juge, on se note, on se like… Avec le numérique, on peut se perdre. Le poids de l’image et du regard de l’autre est conséquent et génère une certaine pression. Face à cela, on ne s’autorise pas toujours à être nous-mêmes.

A.V. : Justement, demain, on réclamera peut-être à l’individu de la cohérence, c’est-à-dire que la personne que l’on expose dans le numérique soit la même dans le physique. Tout comme on l’attend de la part des marques, d’ailleurs. On se doit d’être attentif aux décalages entre le discours et les actes, sous peine de ne pas être pris au sérieux, ou pire, de créer une cassure.

R.H. : Le virtuel pose aussi la question de l’individu et du collectif. Est-ce que demain, notre identité première sera celle du collectif ? Je m’explique : la pression que nous avons sur l’image que l’on renvoie dans le numérique, les systèmes de notation, les bulles de filtres dans lesquelles les algorithmes nous enferment, me laissent penser que le poids du collectif est de plus en plus présent dans notre construction identitaire. Il nous faudra certainement veiller à cultiver nos croyances individuelles.

Votre génération devra aussi apprivoiser le marketing de la personnalisation ou de l’expérience. Comment faire pour ne pas perdre le lien dans ce monde de plus en plus virtuel ?

A.V. : En tant qu’humains, nous avons besoin de ce lien social. Aujourd’hui, notre expérience des médias digitaux est de plus en plus personnalisée et pour autant, cela ne nous empêche pas de partager. Non seulement nous ne perdrons pas le lien, mais je pense que notre lien aux marques pourra même être renforcé car nous serons dans une expérience encore plus personnelle. Les nouvelles technologies peuvent être des outils fabuleux. Certaines expériences de réalité virtuelle nous ont déjà montré que nous pouvions apprendre à mieux comprendre l’autre, à développer notre empathie. Si on va plus loin, on peut même travailler pour le collectif, faire avancer des causes… Avec nos smartphones, nous sommes armés ; les mouvements #metoo et Black Lives Matter peuvent en témoigner.

 

Retrouvez cet entretien en vidéo ci-dessous.

Un collectif pour repenser la communication

Marqueurs est un projet créé en 2020 par Safia Caré, alors qu’elle enseigne le brand content à Sup de Pub après quinze ans passés en agence. Elle réunit étudiants, professionnels et artistes pour (re)penser ensemble les métiers de la communication. Marqueurs, c’est un média qui se décline sous forme de livres, de contenus vidéo ou sonores, ou encore de street art. Les étudiants y partagent leurs créations poétiques ou engagées (parfois les deux), leurs réflexions sur le monde de la publicité, sur la politisation des marques, ou encore leur expérience (d’abstinence) des réseaux sociaux.

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