Bad buzz

Une semaine après la crise vécue par la Fnac autour du jeu de plateau Antifa, que retenir de cet épisode de com ? Au-delà de la polémique, il y a ce qu’elle nous dit du besoin des marques de cerner les sujets sensibles de la société, et d’endosser ou non la responsabilité de s’y confronter.

Les faits

Tout commence le samedi 26 novembre, sur le fil Twitter de la Fnac. Le député Rassemblement National Grégoire de Fournas fait un tweet en milieu de journée, s’insurgeant de la vente du jeu de plateau Antifa, le jeu, édité par les éditions Libertalia. Sur un ton qu’il qualifiera lui-même d’ironique plus tard, il raille le jeu qui, selon lui, vante les violences contre la police, et imagine les cases qui pourraient exister : «Je bloque une fac», «je tabasse un militant de droite», «Je lance un cocktail molotov contre les CRS»… Et ponctuant le tout d’un «Vous n’avez pas honte ?», alpaguant l’enseigne. Beaucoup de votants de droite ou d’extrême droite prennent ces mots au pied de la lettre et s’insurgent contre l’enseigne, appelant même au boycott. Dans la foulée, en fin de journée, le compte Twitter du Syndicat des commissaires de la police nationale, le SCPN, rebondit sur la polémique en s’insurgeant contre l’enseigne, pour les mêmes raisons. Le tweet sera moins repris que celui du député.

La Fnac, qui gère elle-même ses réseaux sociaux (et non son agence de communication Publicis Conseil), va commencer à douter. Le dimanche 27 novembre, 22 heures plus tard, la machine s’emballe. L’enseigne répond officiellement au Syndicat des commissaires : «Nous comprenons que la commercialisation de ce "jeu" ait pu heurter certains de nos publics. Nous faisons le nécessaire pour qu’il ne soit plus disponible dans les prochaines heures.»

Les guillemets autour du mot «jeu» sont ici très importants, et témoignent du parti pris total de l’enseigne dans sa réponse. Ce produit n’est plus pour elle un jeu de plateau à ce moment.

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La com

«L’erreur de communication se situe au niveau de la rédaction de ce tweet, explique Grégoire Kopp, fondateur de GRK Impact & Comms. La polémique a commencé un samedi soir, c’est la pire heure en termes de com de crise, personne n’est prêt.» Et l’enseigne répond un dimanche soir, heure de grande affluence sur Twitter. Que s’est-il passé pendant ces 24 heures, entre le tweet du syndicat et la réponse de l’enseigne ? La Fnac refuse de revenir sur sa cuisine interne. Mais une chose est sûre : la procédure n’était pas la bonne. «Une décision a été prise, et l’enseigne a décidé de répondre par l’émotion. Au lieu de dire "nous allons regarder et prendre nos responsabilités", elle a délibérément opté pour annoncer le retrait du produit des rayons», continue Grégoire Kopp. Aucun tweet «prêt à l’emploi» n’était rédigé pour le propriétaire du compte à ce moment-là. Pourquoi l’enseigne n’a pas gagné du temps ? Annoncé une enquête interne ? La décision a été prise bien trop rapidement.

«On a l’impression qu’il n’y a eu aucun process. Le but de la com de crise, c’est d’anticiper, d’avoir un coup d’avance, d’être transparent dans la réponse, et de l’expliquer aux parties prenantes. Ici nous n’avons eu aucun de ces points…», commente Fabrice Pelosi, directeur associé chez Epoka. Il est utile de rappeler ici que le jeu n’est disponible que dans certains magasins, et ne fait pas partie du catalogue «général» de l’enseigne. C’est à la discrétion des responsables locaux de décider s’il doit se trouver en rayon ou non. Cela reste donc un produit «mineur» dans le catalogue.

Pourtant, retirer le jeu est un positionnement très fort sur l’échiquier des opinions. La Fnac aurait pu invoquer la loi, et demander le temps de la consulter. Mais elle ne l’a pas fait. Alors même que sa raison sociale est de «Garantir l’accès à culture pour tous et la diversité culturelle», la voilà qui réduit le champ de vision des clients. C’est cela qui a mis le feu aux poudres. Alors qu’une partie du web s’insurgeait qu’elle puisse vendre le produit, une autre s’insurge en parallèle qu’elle le retire. Et les appels au boycott fusent de partout : la marque est prise en étau.

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Face à cela, elle prendra la voie du silence pendant 48 heures. De longues heures pendant lesquelles les internautes iront déterrer tous les livres – légaux – comme Mein Kampf, d’Hitler, ou des thèses révisionnistes, disponibles sur la plateforme via ses places de marché, égratignant un peu plus la marque…

Finalement, le 29 novembre au soir, la Fnac publie un communiqué affirmant : «Ne connaissant pas le contenu exact de ce jeu et dans l’attente de vérification approfondie, nos équipes ont décidé à titre de précaution d’en suspendre la vente», tentant de faire rentrer dans son raisonnement la version du tweet initial. «Ce n’est en aucun cas ce qu’ils ont expliqué au départ. L’objectif de la marque consiste en règle générale à ne pas tomber dans un camp ou dans un autre, et d’exposer un processus de décision clair, défini en amont. Ce qui a manqué ici. Dans la première réponse, aucune ligne directrice ne vient établir qu’un tel processus existe», continue Fabrice Pelosi. D’où un choix qui a pris l’apparence de la censure. Et la marque de finalement décider que le jeu «ne comporte rien de nature à justifier un refus de le commercialiser».

Le lendemain matin, le maire de Perpignan, élu Rassemblement National, annonce sur BFMTV qu’il n’ira plus à la Fnac si le jeu reste en rayon. Et la polémique sort du web pour s’inviter dans les médias traditionnels.

La question

Au-delà du simple buzz, que dit cette histoire de l’évolution des marques ? «Ces types de questions vont se multiplier. Face une population de plus en plus clivée, quelle est la position des enseignes face aux produits qu’elles proposent ?, s’interroge Fabrice Pelosi. Quand la Fnac propose un livre préfacé par Martine Woener qui a été interdite pendant un an d’exercice de la médecine, ou encore des livres sur Comment les pierres magiques peuvent vous guérir ?, on voit bien que l’enseigne, par ses produits culturels, prend de plus en plus position dans les débats de société.» Dans la journée, une mini-polémique naissait, comme en écho, sur les propositions des ouvrages mis en avant dans la vitrine de la librairie de Sciences Po, à Paris. La radicalité émotive de la population s’exprime aussi dans la réaction face à la présence de produits en rayon.

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Face à des consommateurs en demande d’engagements, les marques vont devoir s’engager. Mais s’engager revient à se mettre à dos ceux qui s’engagent dans le sens inverse… Sont-elles seulement prêtes à quitter leur rôle de fédératrice ? «Personnellement, je vois bien arriver prochainement des "brand safety managers", dont le rôle sera d’identifier les zones rouges dans la société et les grandes tendances polémiques, et réfléchir au positionnement de la marque sur ces sujets», analyse Fabrice Pelosi. Une sorte de vigie des récifs qui pourraient poindre.

Alors certes, aucun boycott venu de Twitter n’a jamais eu de conséquences gravissimes pour le chiffre d’affaires d’une marque, ou d’une enseigne – qui plus est pour la Fnac, à quelques embrasures de Noël. Au contraire, la polémique aura plutôt favorisé l’éditeur du jeu, dont le stock s’est vendu en un clin d’œil, par effet Streisand. Il a d’ailleurs réédité le produit pour répondre à la demande…

Mais à long terme, ces polémiques épuisent : les équipes, les consommateurs et la marque. Et nous avons tous suffisamment de recul en 2022 pour savoir qu’entre la violence numérique et la violence réelle, la marche n’est pas si grande.

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