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Ancienne directrice générale adjointe de la régie de France Télévisions, Irène Grenet sort chez Odile Jacob un livre d’analyse de l’utilité de la publicité dans une société de consommation en plein chambardement. Elle questionne pour cela les différentes publiphobies, et le rôle de la publicité digitale dans toute cette évolution.

Pourquoi ce livre de réflexion sur la publicité ?

L’idée est venue dans le contexte du confinement. La prise de recul physique, comme beaucoup de personnes, m’a conduite à une prise de recul tout court : c’est-à-dire à réfléchir sur l’utilité de mon métier. J’ai d’abord beaucoup lu, j’ai échangé avec d’autres professionnels. Et quand j’en ai parlé autour de moi, on m’a incitée à le mettre sur le papier.

Une grande partie de la réflexion se concentre sur les antipubs, pourquoi ce choix ?

Le livre ne se concentre pas tant que cela sur la publiphobie. Mais puisque l’idée de départ était d’investiguer l’objet publicitaire, dans une société qui vit plein de bouleversements, c’était difficile de ne pas s’intéresser à son mouvement de détestation historique. L’idée n’était pas de faire un livre d’insider de la pub, de raconter mon métier. Mais plutôt de raconter, à lumière, parfois, de l’histoire, la sociologie ou la philosophie, ce que la pub peut encore apporter. En cela, l’analyse de la publiphobie est intéressante.

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Les antipubs parlent de la pub ?

Oui, et je pense même qu’ils aident beaucoup à la comprendre, elle et son évolution. Il faut partir du point de départ : la pub c’est quelque chose d’inclassable, d’hybride, à la frontière entre l’art et le marchand, la démesure et la raison. C’est une trouvaille scandaleuse, en soi, que de fétichiser un produit ou un service pour un faire un objet poétique ! Elle aura toujours des détracteurs qui s’ajusteront à ce qu’elle renvoie.

On compte ainsi plusieurs antipubs ?

On peut selon moi catégoriser trois types de publiphobies : celle qui rejette le capitalisme prédateur, celle qui rejette le capitalisme de surveillance, et enfin celle qui rejette ce que l’on pourrait appeler le capitalisme cynique. La première est la plus ancienne et constitue le bloc théorique le plus étayé philosophiquement. Elle rejette la surconsommation incarnée dans la publicité. Le deuxième type de publiphobie est né avec le numérique : pour simplifier, elle condamne les Gafa (qui sont d’abord, pour deux d’entre eux au moins, de gigantesques régies publicitaires), le traçage des données personnelles et s’érige surtout en Europe, encouragée par le rejet du modèle américain. Selon moi, quand on la décortique, il y a deux chefs d’accusation distincts : celui qui condamne la récolte de données personnelles à grande échelle (c’est tout le débat sur le consentement de l’internaute), mais aussi, en creux, celui qui s’oppose à la mise en données de l’homme, à cette modélisation des comportements qui fait de nous des êtres programmables. Ce deuxième aspect est moins explicite, mais je pense qu’il est important à prendre en compte. Enfin, la troisième voie de la publiphobie est pour moi la critique du capitalisme cynique, qui utiliserait la publicité pour s’approprier des discours auparavant réservés au militantisme comme l’écologie, l’émancipation de la femme, l’inclusivité. C’est la critique qui traque le greenwashing. On reproche à la pub de parler plutôt que d’agir. Mais ce que je veux montrer dans l’ouvrage c’est qu’il faut en passer par là.

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C’est-à-dire ? Parler plutôt que d’agir ?

Pas parler plutôt qu’agir, mais agir et en parler ! Si l’on agit sans raconter, ça ne fonctionne pas. La pub a toujours réussi à parler à notre désir. Pour cela, elle joue sur le rêve, le poétique, la séduction. Aujourd’hui, cette part poétique de la publicité est bousculée par les exigences d’un consommateur qui est devenu sérieux, qui veut moins du rêve que de l’information sur le produit, sur son origine, sa traçabilité. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il n’y a pas plus efficace que le rêve pour stimuler le désir d’agir.

Ne serait-ce pas la forme et le succès de la publicité digitale, ciblée, pertinente, efficace, qui réduit l’espace d’expression de la dimension poétique ?

Je ne crois pas que la publicité digitale soit « responsable » de cette évolution. Ce n’est qu’un changement de support. Certes, elle offre des formes restreintes comme le search, qui est la publicité réduite au maximum, et il est vrai aussi qu’en digital l’enjeu est plus de favoriser la mémorisation que de raconter une belle histoire. Mais les formats digitaux sont extrêmement variés et beaucoup sont aussi des déclinaisons des médias traditionnels. Je pense que le mouvement est plus profond. Quand on revient à l’acte de consommation, le paradigme a changé. L’acte d’achat ne veut plus dire la même chose. On est passé d’une société où la consommation était identificatoire, c’est-à-dire qu’elle nous situait dans la société, à une consommation quasi politique, agissante. Du « je consomme comme je suis » on est passé au « je consomme donc j’agis ». Et puis le consommateur s’est émancipé. Avec le numérique, c’est lui qui énonce le discours sur le produit ou le service et qui concurrence directement la publicité à travers le earned media. Enfin il y a quelque chose de très important : cela fait plusieurs décennies que l’idée de progrès et l’idéal de modernité sur lesquels s’appuyait la publicité sont ébranlés, et c’est encore plus vrai depuis la crise du covid. Ce n’est plus si facile de faire rêver sur l’acquisition d’un bien de consommation, quel qu’il soit. Dans ces conditions, c’est le discours sur la marque, sur les valeurs qu’elle véhicule, qui peut sembler l’ultime territoire d’expression de la poésie dans la publicité.

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C’est donc cela, la réponse à la troisième publiphobie ?

Selon moi. Quand on est critiqué, on ne peut avancer qu’en répondant à ces critiques. D’ailleurs, très tôt, j’ai voulu le montrer, la publicité s’est interrogée sur elle-même : elle est ce que j’appelle une « conscience malheureuse », qui sait se remettre en cause pour aller de l’avant.

La Publicité dans le monde nouveau : vendre du rêve à l’ère du sérieux, par Irène Grenet. Préfacé par Maurice Lévy. Éditions Odile Jacob, 156 pages.

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