Culture tech

Jos Auzende est directrice artistique de la Gaîté Lyrique depuis sa réouverture en 2011. Elle a accompagné la transformation de ce centre culturel parisien, au croisement des arts, des technologies, de la recherche et des enjeux de société.

Comment la Gaîté Lyrique a-t-elle évolué depuis sa (ré)ouverture en 2011 ?

JOS AUZENDE. Établissement culturel de la Ville de Paris, la Gaîté Lyrique est un « lieu-média » qui met en lumière les « cultures post-internet ». Ces pratiques artistiques, nées et transformées par internet, y sont exposées, mais aussi imaginées, fabriquées, expérimentées et transmises. Il s’agit d’un espace de découverte pour comprendre notre époque virtualisée. C’est également un lieu de fête, de créativité et de partage. En 2011, internet n’était pas le même qu’aujourd’hui. Il ne porte plus les mêmes promesses. À l’époque, les idéologies principales étaient celles de l’open source, de démocratie, d’économie participative… Les réseaux sociaux et les plateformes e-commerce ont radicalement modifié la manière de diffuser les informations et de les recevoir. Transformant peu à peu cet outil en espace marchand, de surveillance, de récolte de données, etc. Le rôle de la Gaîté Lyrique a évolué avec ces changements de paradigme. Par exemple, notre exposition actuelle, « Aurae », par l’artiste Sabrina Ratté, interroge notre rapport à l’image en créant des espaces à partir des images. Elle s’intéresse aux multiples possibilités de l’image numérique, de la vidéo analogique à l’animation 3D, en passant par la photographie, l’impression, la sculpture, la réalité virtuelle ou encore l’installation vidéo.

Qu’entendez-vous par « lieu-média » ?

Tournée vers le monde qui vient et vers ce qui émerge, la Gaîté Lyrique occupe un rôle de passeur dans une époque qui va vite, en se pensant comme un média orienté vers le futur, un futur technologique, un futur techno-écologique dont les artistes, les penseurs et les activistes participent à enrichir les images et les imaginaires. Un média parce que nous prenons le parti d’éditorialiser nos programmes. On sélectionne, on diffuse, on crée des projets, on met en discussion. Un média dont le public est la tête de lecture en faisant partie des contenus, en étant impliqué dans les histoires délivrées, mis dans un rôle actif, participatif. La mise en récit est au cœur du projet, la Gaîté Lyrique a toujours pensé ses programmes avec une approche éditoriale. En plein confinement, nous avons créé «Plein Écran», une plateforme digitale où l’on trouve des contenus de notre programmation (captations et podcasts), des outils de médiations, un lexique, des interviews et masterclass… Au-delà de la promotion de la programmation et de sa restitution en image, nos réseaux sociaux sont un continuum de ces ressources en ligne.

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Au départ positionné sur l’art numérique, la Gaîté Lyrique fait aujourd’hui la part belle à la danse et aux spectacles vivants. En quoi est-ce cohérent ?

La Gaîté Lyrique se positionne dès ses débuts, en 1862, comme le lieu des cultures populaires de son époque. D’abord théâtre d’opérette, puis parc d’attractions en intérieur inspiré de l’univers des dessins animés. Avec une digitalisation et une pratique d’internet de plus en plus intégrée à nos vies, nous avons questionné le terme « numérique », présent en 2011 à l’ouverture, pour laisser place au terme de « post-internet », plus approprié pour rendre compte de l’évolution des pratiques des nouvelles technologies et de leur impact dans notre quotidien. L’art de la danse n’est pas directement en lien avec les technologies, mais il raconte aujourd’hui des communautés qui se filment et qui écrivent collectivement un patrimoine chorégraphique. Le voguing, le jumpstyle ou encore le shuffle sont nées dans la rue, ne sont pas reconnues par les conservatoires, et migrent aujourd’hui sur les réseaux sociaux comme TikTok. La Gaîté Lyrique se fait le reflet de ces communautés qui se mobilisent et qui créent leurs espaces de représentation, leurs safe places.

Quelle est votre définition de « cultures post-internet » ?

Nous désignons par post-internet les cultures populaires que cette époque, configurée par internet, fait naître. Ces cultures populaires éphémères qui émergent, s’adaptent, se transforment avec le média web. L’idée de réseau et de dissémination questionnent tour à tour l’expansion technologique, notre modèle de croissance économique, la notion de progrès permanent, la précarité de plus en plus manifeste des ressources ou encore nos relations humaines, nos vulnérabilités. En 2008, en pleine crise financière et à l’aune d’un monde de plus en plus complexe, le terme de post-internet est utilisé pour la première fois par l’artiste Marisa Olson pour désigner une pratique artistique qui aurait lieu « en ligne mais qui peut et devrait aussi avoir lieu hors-ligne » afin de rendre compte de l’impact d'internet sur nos vies. Toute une génération d’artistes se rencontre et discute pour formaliser ce mouvement : internet n’est plus utilisé comme un outil mais conçu comme une matière culturelle à part entière, comme « l’esprit de notre temps ». Alors qu’il constituait un monde à part entière, internet devient presque inapparent tant il abonde notre quotidien. Comme le mentionne Gregory Chatonsky, cette préposition « post » est donc à comprendre non pas comme l’indication d’une postérité, d’un monde après internet, mais comme une époque avec internet.

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Pourquoi la Gaîté Lyrique s’est-elle spécialisée dans les « cultures post-internet » ?

La Gaîté Lyrique a toujours été à l’écoute des cultures populaires et des pratiques autodidactes nées d’internet. En 2017, le collectif La Horde, alors en résidence à la Gaîté Lyrique, applique le qualificatif à la danse pour mettre en avant la spécificité des pratiques artistiques d’aujourd’hui : viralité, accessibilité, nouveaux modes d’apprentissage et de transmission… La Gaîté Lyrique s’attache à comprendre et faire comprendre cette ère technologique dans ses dimensions culturelles. Révélant un art de médias aux formes hétérogènes, un art d’aujourd’hui dans lequel se reconnaître, à la fois physique et immatériel, critique et sensible, ces cultures populaires post-internet sont nos outils d’interprétation de l’époque digitale, parce qu’elles agissent sur notre conception du monde.

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