Luxe
Positionnement, expérience digitale, qualité, création, concurrence… Nathalie Remy, directrice associée de McKinsey & Company, en charge du pôle mode et luxe, revient sur les enjeux actuels du secteur.

Le marché américain est particulièrement dynamique. Comment l’expliquer ?

NATHALIE REMY. Le secteur du luxe est très lié aux dynamiques socio-économiques et au degré d’optimisme ou de pessimisme des consommateurs. A niveau de revenu équivalent, un consommateur dépense plus lorsqu’il envisage l’avenir avec optimisme, ce qui explique d’ailleurs les taux de croissance du marché dans certains pays émergents. L’effet moral joue actuellement à plein aux Etats-Unis.

 

Peut-on parler d’une envolée du «luxe accessible» ?

N.R. Depuis près de dix ans, le segment du «luxe accessible» se développe sensiblement, au risque de cannibaliser une part du secteur du luxe traditionnel. Il a adopté ses codes et les techniques de gestion et de marketing issues du mass market, se faisant «désirable». Ce segment est très dynamique, notamment aux Etats-Unis. Au Japon, où nous avons mené une enquête sur les 20 marques les plus désirées en 2014, c’est la première fois que nous voyons apparaître autant de marques de luxe dit «accessible», comme les américaines Coach, Tory Burch et Michael Kors dans le prêt-à-porter.

 

Cette stratégie n’est-elle pas de nature à faire fuir les très riches, avides d’exclusivité et de différenciation ?

N.R. Aujourd’hui, des pièces de luxe côtoient des marques grand public dans le dressing des consommateurs, y compris  chez les plus aisés. En revanche, la recherche de produits personnalisés et uniques est une vraie tendance des pays plus matures dans leur consommation du luxe. Ceci dit, même en Chine, les offres qualitatives et plus discrètes dont la valeur est davantage liée au produit qu’à la griffe sont de plus en plus recherchées.

 

Qualité et quantité peuvent-elles aller de pair ?

N.R. Après des décennies de forte croissance des volumes, de nombreuses marques ont opéré un virage stratégique afin de se recentrer sur la création de valeur et l’exclusivité. Elles recherchent une croissance maîtrisée qui ne compromette pas la qualité de leurs produits ni l’aura de leurs marques. D’autant qu’elles sont limitées en termes de ressources et  d’artisans.

 

Le luxe a-t-il délaissé les clients français ? Doit-il les reconquérir ?

N.R. Nos études montrent un fort taux de pénétration des marques de luxe chez les consommateurs européens mais peu d’achats récents effectués. Ils sont par ailleurs en quête de qualité, de durabilité, d’un luxe utilisable au quotidien, à la différence des Russes, par exemple, plus avides d’excentricité. Or, au sein des flagships et des boutiques de l’avenue Montaigne ou du Faubourg-Saint-Honoré, quelle est la part de l’offre qui répond à leurs attentes ? En matière de prix, la plupart des marques ont également pratiqué des augmentations très élevées qui ont contribué à les éloigner d’une population locale aisée, mais pas millionnaire. Enfin, un gros effort a été fait pour accueillir en boutique la clientèle internationale, au détriment parfois de la clientèle locale.

 

Les marques de luxe se diversifient sur des catégories de produits de plus en plus larges : lesquelles ont le vent en poupe ?

N.R. Actuellement, la joaillerie et, plus globalement, les accessoires sont beaucoup plus dynamiques que le prêt-à-porter. Une autre catégorie, en très forte croissance,  concerne l’ «expérience» : hôtellerie, voyages de luxe, gastronomie, spas… Enfin, sur l’ensemble des segments, la technologie crée des opportunités. Ainsi, la plupart des horlogers travaillent aujourd'hui sur la montre connectée.

 

On parle aussi d’un luxe de l’expérience qui viendrait supplanter un luxe basé sur la possession : le produit…

N.R. Dans les pays où les taux de pénétration des produits de luxe sont importants, les consommateurs recherchent autre chose que la possession d’un bien : se créer des souvenirs ou avoir des histoires exclusives à raconter. Quant aux ultra-riches qui peuvent tout s’acheter, ils recherchent ce qui ne se trouve pas en boutique : un repas avec un designer, une partie de tennis avec une star, un cours de cuisine chez soi avec un chef étoilé…

 

Le digital s’est imposé comme incontournable. Les marques de luxe sont-elles en retard ?

N.R. Oui, mais elles appuient sur l’accélérateur. Elles ont souvent commencé par des sites «vitrines». Elles se lancent progressivement dans le e-commerce. Si la part des achats réalisés en ligne, estimée à 6%, reste faible, nous nous attendons à ce qu’elle progresse sensiblement au cours des années à venir. Par ailleurs, la proportion d’achats réalisés en ligne varie fortement en fonction des catégories et des niveaux de prix. Elle atteint 20% dans le luxe accessible, mais elle est infime dans l’horlogerie haut de gamme. De plus, certains phénomènes ne sont pas comptabilisés dans les chiffres, comme le marché très développé en Chine d’achat et de vente peer to peer. Mais bien au-delà du e-commerce, le digital est primordial pour l’intégralité du parcours d’achat, dont il influence chacune des étapes : le consommateur regarde les produits sur internet, compare les prix, demande l'avis d’autres internautes, partage des commentaires sur son expérience d’achat… Pour les marques, c’est une réelle opportunité de l’’influencer.

 

Où en sont les marques ?

N.R. Les maisons de luxe ont commencé à recruter des profils pointus, à réfléchir à leurs stratégies, à lancer des expérimentations. Internet soulève de nombreuses questions très opérationnelles. Comment livrer une parure de joaillerie commandée en ligne, par exemple, avec quel cérémonial ? L’heure est à l’innovation. Le luxe doit s’inspirer d’autres industries qui ont fixé de «nouveaux standards» comme l’expérience client seamless d’Amazon. Sur les réseaux sociaux, elles peuvent s’inspirer de marques très engageantes émotionnellement comme GoPro ou Red Bull, qui s’appuient sur un contenu produit par le consommateur. Dans tous les cas, elles doivent repenser leur communication et accepter de moins maîtriser leur image : sur Instagram, pour chaque photo postée par Chanel, plus de 200000 sont postées par des consommateurs avec le hashtag de la marque.

 

Sur un marché où il faut être soit low cost, soit premium, de nombreuses marques montent en gamme. Quel est l’impact pour les marques de luxe ?

N.R. Pendant des années, le secteur du luxe a eu beaucoup d’avance sur les dimensions d’expérience, d’exclusivité, de personnalisation. L’écart avec le reste du marché s’est petit à petit réduit. Ce que font certaines marques comme Nike en matière de personnalisation place la barre très haut. Le luxe doit recréer sa longueur d’avance en imaginant d'autres options, creuser de nouveau l’écart avec des marques plus grand public.

 

Cela fait beaucoup de défis à relever…

N.R. L’une des caractéristiques du luxe est l’ancrage dans le long terme, la capacité à prendre son temps pour «faire les choses bien». Or les maisons de luxe se trouvent aujourd’hui confrontées à un environnement de plus en plus changeant et volatil qui les oblige à gagner en agilité et à se transformer, tout en restant fidèles à leur identité. C’est un défi majeur. Mais le luxe se caractérise aussi par la créativité et la capacité à innover : il est probable que nous verrons apparaître, à l’avenir, des initiatives très intéressantes.

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