Luxe
Retour sur les podiums, positionnement, stratégie de développement… Frédéric Torloting revient sur la relance et les projets de la marque française acquise fin 2010 avec son ami et partenaire Jacques Bungert.

Voilà cinq ans que Jacques Bungert et Frédéric Torloting ont repris Courrèges. Les deux publicitaires, fondateurs de l’agence événementielle Pro Deo puis présidents du groupe Young & Rubicam, ne regrettent pas d’avoir quitté le monde de la communication pour réveiller Courrèges, cette marque phare et innovante des années 1970 longtemps symbole d’anticonformisme, d’optimisme et de progrès. Comme pour l’ensemble de leurs carrières, ils ont agi par coups de cœur, au hasard des rencontres et des amitiés scellées, à l’image de celle qui les anime depuis leurs études à l’EM Lyon. Cette fois, c’est Coqueline Courrèges qui les a repérés en lisant une tribune sur la puissance des marques qu’ils avaient écrite pour Le Figaro. De discussions en rendez-vous, elle a fini par leur confier les clés d’une maison créée en 1961 avec son mari André comme on confie les destinées d’un enfant à des êtres de confiance. Où en sont-ils aujourd’hui ? Fin octobre, nous avons retrouvé Frédéric Torloting dans le show-room surplombant le magasin historique de Courrèges, rue François-1er, à Paris. Interview.

 

En octobre, après treize ans d’absence, Courrèges a renoué avec les podiums. Vous aviez pourtant expliqué, en reprenant la marque, ne pas vouloir faire de défilés…

FRÉDÉRIC TORLOTING. Nous sommes arrivés dans cette industrie avec l’envie de faire autrement, mais nous ne pouvons, seuls, déplacer la presse mondiale à Paris, en dehors des périodes de défilé. Nous sommes obligés de jouer pendant les Fashion Weeks, mais nous essayons de proposer une partition différente.

 

En quoi ce défilé était-il différent ?

F.T. Ce n’était pas un défilé mais une présentation. Nous avons misé sur des mannequins qui portaient des bodys blancs et, sur chacune d’elle, un seul de nos produits pour mieux les mettre en avant. Ils étaient par ailleurs projetés en arrière-plan sur un écran géant. On est loin d’un défilé classique avec ses combinaisons de looks. Le total look n’est plus approprié. Aujourd’hui, une même fille achète un blouson à 3000 euros et un jean chez H&M puis les combine.

 

Ce retour de Courrèges a-t-il été un succès ? Comment le mesurer ?

F.T. Le succès se mesure à deux critères. Le premier, c’est de voir qui est venu assister au show. Or tous les journalistes qui font référence dans le monde de la mode étaient là. Ce qui dit le statut de la marque et l’envie du milieu de la voir exister. Notre démarche centrée sur le produit, qui est notre message de fond, a par ailleurs été perçue et comprise dans les articles qui ont suivi.  

 

Et côté business ?

F.T. À ce stade, nous n’avons pas d’objectif de volume. En revanche, nous souhaitions pouvoir être présents, à l’international, dans les plus beaux points de vente, ceux qui comptent quand on redémarre, comme Colette ou l’Éclaireur à Paris. C’est comme cela que l’on reconstruit, au-delà de l’image, sa clientèle, que l’on peut refaire porter ses vêtements aux femmes qui s’habillent dans ces magasins-là et qui font la tendance. Au final, sur 150 points de vente contactés, nous serons dans une centaine. Nous sommes ravis. Ce retour était un pari important. Nous avons misé sur de nouveaux designers, très jeunes, Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, pour refaire le Courrèges de nos envies. Le tout dans un délai très court puisqu’ils sont arrivés en mai.

 

Pourquoi des designers ? À la reprise de la marque, vous refusiez de mettre en avant une personnalité, comme au temps de la Young où vous aviez opté pour un collectif de créatifs…

F.T. Ces designers font des vêtements mais d’autres talents et artistes font, chez nous, du parfum ou des lunettes sans avoir vocation à être médiatisés. Courrèges reste une maison, un atelier de design. Mais c’est vrai qu’il est parfois utile pour raconter la marque de mettre en avant des talents.

 

Un duo, comme vous… Pourquoi les avoir choisis ?

F.T. Arnaud et Sébastien travaillent en réalité à trois, avec une équipe. Ce sont au total neuf personnes qui nous ont rejoints. Ils ont ce fonctionnement collectif et créatif que nous apprécions. Ce que nous refusons finalement, c’est l’appropriation de la marque par une personnalité. Là-dessus, nous ne changerons jamais. Ces designers sont aussi des entrepreneurs. Ils ont créé leur marque, Coperni, mise de côté pour nous rejoindre. Ils adorent comme nous la technologie et ils sont jeunes. Depuis le premier jour, nous rêvons d’embaucher des jeunes, les seuls à pouvoir créer le monde de demain. Enfin, ils ont un rapport au tissu et à la matière qui est proche de celui de Courrèges. Nous partageons les mêmes envies pour cette marque, qui porte en elle des valeurs d’innovation et qui a la volonté de changer le monde.

 

L’une de vos envies était de faire de Courrèges un «Zara du luxe» en mettant en avant un produit tous les mois. Où en êtes-vous ?

F.T. Cela reste une envie. Dans ce secteur, le désir est créé avec une première période d’exposition forte du produit. Ce désir est forcément un peu moins fort quand le produit arrive en boutique, des mois plus tard. Sans compter qu’il peut être copié. L’idée, c’est donc de pouvoir vendre les produits en magasin dès le lendemain du show. C’est compliqué à réaliser mais nous allons essayer.

 

Que répondez-vous  à ceux qui pensent que vous avez peu fait en cinq ans ?

F.T. Il est difficile d’imaginer ce qu’a été la reprise de Courrèges. Cette entreprise a volontairement été mise en sommeil par ses créateurs. Pendant près de quinze ans, Coqueline Courrèges n’a pas livré un produit en magasin. Elle trouvait, quand elle a repris cette maison vendue à un licencié japonais en 1995, que le produit n’était pas à la hauteur. Son seul objectif a été de rendre la marque la plus pure possible pour pouvoir ou la transmettre ou l’arrêter proprement. L’entreprise avait ainsi perdu l’habitude de travailler, son usine avait des trous au plafond, la comptabilité était peu informatisée… Il a fallu recruter et reconstruire un outil de travail performant.

 

Que faites-vous en communication ?

F.T. Nous n’allons pas faire de campagnes de publicité pour vendre des vêtements. Pour l’instant, nous misons sur les relations presse. Notre job, c’est de convaincre la presse que notre travail est intéressant et qu’il vaut la peine d’en parler. C’est d’autant plus difficile que nous ne sommes pas annonceur. Pour le parfum, c’est différent. Nous avons fait une campagne de publicité cet été pour La Fille de l’Air. Mais comme nous ne sommes pas extrêmement riches et que nous aimons les partenariats, nous l’avons vendu en exclusivité chez Air France. Avec succès : nous avons été numéro un des ventes in flight pendant un mois et nous sommes encore à ce jour l’un des parfums le mieux vendu à bord des avions.

 

Côté points de vente, quelle est votre stratégie ?

F.T. Pendant les deux ans à venir, nous allons donner la priorité aux grands magasins et magasins spécialisés. Nous commençons par ailleurs à rechercher des emplacements pour ouvrir des boutiques, notamment aux États-Unis et au Japon, les principaux marchés actuels de la marque, mais aussi en Angleterre. Il y a 250000 Français à Londres, avec des revenus élevés. Et cette ville est aussi une capitale de la mode.

 

Le secteur du luxe a aussi les yeux rivés sur les États-Unis…

F.T. Les États-Unis restent un marché fascinant, notamment pour Courrèges. Il y avait, fut un temps, 40 boutiques en propre installées dans les grandes villes américaines. La mémoire de la marque reste forte dans ce pays. Il est donc plus aisé de la réactiver.

 

Le made in France est-il un atout pour la marque ? Cherchez-vous à le mettre en avant ?

F.T. Courrèges est passée à côté de la mondialisation du luxe des années 1990. Elle est restée très française dans sa façon d’être et de travailler. Elle est mécaniquement programmée pour fabriquer des produits qui fonctionnent en France. Mais quand on s’intéresse aux jeunes et que l’on essaye de faire des produits projectifs, ce qui est beau pour une Française le sera pour une Japonaise et pour un Américain. Courrèges est une petite maison. Nous essayons pour l’instant d’avoir une offre claire, homogène, avec un produit qui dise ce que la maison a envie d’être. Nous verrons si cela fonctionne et dans quel pays. Nous ne faisons pas de marketing. Nous travaillons sur ce que l’on a envie d’être. Quand Coqueline nous a vendu la maison, elle nous a demandé ce que nous voulions être, pas quel produit nous pensions faire pour le Japon. Ce n’est pas le sujet.

 

Et que voulez-vous être ?

F.T. Nous n’avons jamais répondu mais une chose est sûre. Cette maison est très particulière. Elle a un rôle à jouer. Elle fait partie, pour nous, des grands noms qui ont marqué leur époque. Son approche reste d’actualité. Innover, aller cherche le progrès, essayer tous les jours de rendre le monde meilleur, c’était la démarche des fondateurs. Nous essayons tous les jours de la transformer en quelque chose de pertinent pour le monde actuel. Il y a des choses à dire, des positions à prendre. Les marques de l’univers du luxe sont très souvent centrées soit sur le passé, soit sur le présent. Il y a très, très peu de marques projectives dans cet univers-là, des marques qui vous donnent le sentiment d’être en avance.

 

Comment comptez-vous innover ?

F.T. L’innovation vient d’une idée, de la recherche d’une solution à un problème posé : que faire pour améliorer tel sujet ou tel fonctionnement ? C’est un état d’esprit. C’est aussi affaire de décalage. Courrèges a par exemple fabriqué des blousons en vinyle, un matériau qui n’avait jamais été utilisé pour des vêtements. Si un sujet nous intéresse, nous passerons parfois par des partenariats. Notre maison essaye de s’équiper pour être la meilleure possible en conception, création et invention. Pour donner vie à nos idées, nous irons souvent chercher des spécialistes et experts à l’extérieur.

 

Revendiquez-vous un statut de marque de luxe ? Votre partenariat avec La Redoute peut surprendre…

F.T. La Redoute, c’est une belle marque patrimoniale française comme on les aime. C’était une façon de revenir sur le marché, de vendre des robes. D’ailleurs, nous n’associons pas Courrèges au luxe. Le mot ne nous fait pas rêver. C’est souvent une fausse barbe, un écrin pour des parfums qui sont en réalité souvent mass market. Le luxe se galvaude pour faire de l’argent. C’est de l’ordre de la posture et les postures marketing ne nous intéressent pas. Nous souhaitons nous donner un statut élevé par la création, une création qui génère du désir avec un produit très haut de gamme et hyper cool. C’est en cela qu’Apple est bien plus une marque de luxe que certaines marques qui le revendiquent et sont restées dans le passé. Apple a créé un produit extraordinaire qui suscite un désir fou.

 

Vous n’avez pas été tenté par un partenariat avec l’iWatch ? Apple sied bien à Courrèges…

F.T. Paul Deneve, vice-président d’Apple, a été patron de Courrèges. Il connaît bien la maison. Il m’a raconté que Jonathan Ive, le patron du design d’Apple, a fait cadeau de ses iMac colorés à Coqueline. L’univers de la marque l’a inspiré, c’est sûr. Des proximités existent entre ces deux maisons. Mais le plus difficile et le plus intéressant dans une collaboration, c’est de mettre ensemble deux savoir-faire qui, plus qu’une simple juxtaposition, donnent lieu à un nouveau produit.

 

Vous êtes très impliqué depuis longtemps dans le sport et le vêtement sportif de luxe explose. Avez-vous des projets en ce sens ?

F.T. Il est pertinent d’imaginer marier l’univers du sport à celui de Courrèges. Évidemment, cela nous intéresse. D’autant que les vêtements et produits de sport sont aujourd’hui très performants et innovants. Est-ce que la marque doit pour autant faire des vêtements de sport ? Pas sûr. Là, tout de suite, ce n’est pas notre priorité. Nous sommes sur le produit. Nous regardons plutôt quelles technologies utilisées dans le sport pourraient s’intégrer à des vêtements urbains et de la vie quotidienne.

 

Vous avez ouvert votre capital cette année. Jacques-Antoine Granjon de vente-privee.com a pris une participation minoritaire et Artémis, filiale de Pinault, 30%. C’est exact ?

F.T. Je ne confirme pas cette information.

 

À partir de quand direz-vous que vous avez réussi la relance de Courrèges ?

F.T. À ce jour, nous sommes encore une start-up et notre priorité n’est pas un objectif de chiffre d’affaires. Quand vous redémarrez, vous faites toujours une belle croissance, mais ce n’est pas l’indicateur important à ce stade. Nous venons de finir un cycle de remise à niveau de l’entreprise. Nous sommes prêts à nous remettre dans un système concurrentiel, à rejouer avec et contre le monde pour faire partie, dans trois ans, des marques incontournables sur le marché des produits haut de gamme.

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