Vous êtes ici
Pour bénéficier des alertes ou des favoris, vous devez vous identifier sur le site :
Vous avez déjà un identifiant sur stratégies.fr ? Identifiez-vous
Pas encore d'identifiant ? Créez vos identifiants
L'oeil du DA
27/11/2008 - par Christine HalaryPas de griffe digne de ce nom sans la personnalité du directeur artistique.
Il a l'œil sur chacun des sacs de cuir tressés dans les ateliers de Vicence, au nord de l'Italie. Mais c'est aussi depuis sa résidence de Palm Beach, en Floride, où il dessine sa propre collection de maillots de bain, que Tomas Maier imagine le futur de la marque Bottega Veneta. La cinquantaine passée, cet Allemand formé chez Hermès cultive les extrêmes, le soin méticuleux du détail comme la vision créative de la marque. En sept ans, ce directeur artistique (DA) a fait du maroquinier, entré dans l'escarcelle de Gucci Group (PPR), une griffe culte de prêt-à-porter, de chaussures, de bagages, de joaillerie et même de mobilier, dans une grande cohérence de style: matières premières d'exception, design sobre, exécution artisanale de luxe. Tomas Maier promène son regard au-delà des produits. Le décor des boutiques, pierre grise au sol, peau chamoisée aux murs, c'est lui. Les campagnes de publicité, c'est encore lui. Il sélectionne avec soin ses photographes au fil des saisons, comme la Britannique Sam Taylor-Wood au printemps dernier ou son compatriote Nick Knight, l'un des maîtres de la photo de mode à l'esthétique décalée, pour la collection de l'hiver. Les performances suivent. Bottega Veneta, qui menaçait de sombrer au début des années 2000, affiche en 2007 une croissance record de presque 50% de son chiffre d'affaires par rapport à l'année précédente.
Une telle «success story» laisse rêveur. La réussite d'une maison de luxe tiendrait en une recette simple : un directeur artistique talentueux, capable de se plonger dans l'héritage de la marque pour la moderniser et pour en doper les ventes. La martingale fait fureur. «Dans le prêt-à-porter comme dans l'art de vivre, les enseignes sont de plus en plus nombreuses à chercher l'oiseau rare», observe Donna Bernard, partner chez Sterling International. Dans ce cabinet de recrutement spécialiste du luxe, les DA représentent désormais le quart des missions de recherche, contre un sixième il y a un an. Le profil idéal ? Celui d'un chef d'orchestre qui donne l'impulsion dans la création des produits, mais qui est aussi le garant de l'image et de la cohérence de la marque.
L'engouement pour de telles pointures est finalement récent. Il y a un quart de siècle, les grandes maisons étaient personnifiées par les couturiers. Les nantis allaient s'habiller chez Cristóbal Balenciaga, chez Nina Ricci ou chez Christian Dior. Avec l'essor des licences, le luxe est entré dans une logique de marché, aiguisant les appétits des grands groupes financiers. Et puis les couturiers de légende se sont éteints. «La plupart des maisons ont senti le besoin de renaître et même de créer une rupture en recrutant un talent pour réincarner leur style», décrypte Agnès Barret, fondatrice d'Agent secret, une société de conseil en recrutement de créatifs dans la mode. Pionnier du genre : Karl Lagerfeld, entré chez Chanel en 1983. À leur tour, les maisons qui ont grandi sans créateur, comme Hermès et Vuitton, ont fait appel à des directeurs artistiques avec des paris audacieux: chez Hermès, le «bad boy» Jean-Paul Gaultier succède à Martin Margiela, le spécialiste de la déconstruction inachevée. Gonflé aussi, le casting de Vuitton, où l'on n'hésite pas à recruter le grunge Marc Jacobs, chouchou des New-yorkaises branchées, dès 1997. «Un choix malin qui a fait exploser la marque outre-Atlantique», explique Agnès Barret.
Tom Ford ou le «dictateur artistique»
Par quelle alchimie un directeur artistique parvient-il à réveiller une belle endormie ou à doper une marque de luxe ? «Il n'existe pas de formule magique», prévient Paul Deneve, à la tête de Lanvin, où bon nombre de créateurs se sont essayés sans succès à la renaissance de la marque avant l'arrivée d'Alber Elbaz en 2002. Malgré le talent, la greffe ne prend pas toujours. Et puis la médiatisation à outrance génère des dérapages. Tom Ford a sans conteste starisé la fonction de directeur artistique dans la mode pendant ses dix années de règne chez Gucci - entre 1993 et 2004. Au point excessif de vampiriser la griffe italienne. Le «dictateur artistique», comme l'ont surnommé certains de ses confrères, exigeait de tout initier, de tout voir, de tout valider, de l'éclairage des boutiques jusqu'au packaging des parfums en passant par les campagnes de publicité de Mario Testino.
«C'est dangereux de confier les clés de la maison à une seule personne», analyse Jérôme Faillant-Dumas, l'ex-DA d'Yves Saint Laurent Parfums, devenu consultant artistique en image de marque (société Love). «Il faut s'appuyer sur des équipes.» Selon Agnès Barret, le nombre de métiers au sein des directions artistiques aurait doublé en vingt-cinq ans. Les compétences sont réparties autour de trois grands pôles : design, image et merchandising. Chez Kenzo, la création publicitaire est intégralement pilotée en interne par une dizaine de personnes. «La pérennité des équipes est fondamentale pour créer une affinité artistique, souligne Patrick Guedj, directeur de création depuis huit ans. Car l'image se construit dans la durée.» Ce photographe, coauteur de plusieurs livres avec Véronique Durruty, parmi lesquels Les Parfums Kenzo, Voyage aux pays des sens (Éditions de La Martinière), va même jusqu'à réaliser chacun des films de la marque avec le même chef opérateur et le même monteur. «Cette complicité nous fait gagner du temps, reconnaît Patrick Guedj. Le chef opérateur a assimilé avec beaucoup d'humilité la façon très sensible dont je travaille la lumière, une lumière exclusivement naturelle et jamais additionnelle. De même, le monteur a intégré le rythme extrêmement lent de nos films.»
Chez Cartier, on souligne aussi l'importance du collectif: «Personne n'est responsable de l'intégralité de la création, affirme Pierre Rainero, directeur de l'image, du style et du patrimoine. Nos métiers de joaillier et d'horloger mettent en œuvre une grande diversité de talents.» De fait, pas moins de 27 créatifs de 12 nationalités différentes œuvrent en interne. Ce qui n'empêche pas cet ancien publicitaire entré dans la maison il y a un quart de siècle de s'impliquer très en amont dans le processus de création, en duo avec le PDG, Bernard Fornas. De la pierre précieuse à l'état brut à la carte de vœux annuelle, tout passe sous leur regard. «Nous sommes les garants de l'ADN de Cartier. Au moindre doute, un projet est écarté», expliquent les «yeux» de la maison, qui peuvent discuter plus d'un quart d'heure sur la «graisse» (l'épaisseur) de l'aiguille d'une montre. L'art d'être unique tient à cette rigueur dans le détail.
Les rencontres et l'intuition comme guides
Ne jamais trahir la marque. Cette exigence propre à la direction artistique ne bride pas, bien au contraire, la créativité. «C'est souvent le manque d'audace qui nous fait rejeter une idée», affirme Pierre Rainero. La démarche artistique se situe même aux antipodes du marketing. Pour incarner la «French légèreté», le territoire de marque de Lancel, le président Marc Lelandais, très impliqué dans l'image, se laisse guider par ses rencontres. Pas question d'éplucher les dossiers des 30 mannequins les plus en vue et leur tarif. Il a signé le contrat avec Isabelle Adjani, la nouvelle ambassadrice de Lancel, en quatre jours. «Nous nous sommes mutuellement séduits. Elle a craqué pour nos sacs aux noms évocateurs - Califourchon, 5 à 7 ou Frasques - et j'ai trouvé en elle le symbole de la femme française libre d'esprit. Un coup de foudre pas vraiment guidé par la logique proctérienne!» On pourrait en dire autant chez Kenzo Parfums, où les campagnes publicitaires ne sont jamais prétestées. L'intuition, voilà le carburant des directeurs artistiques. «Nous sommes des capteurs de l'air du temps», explique Brigitte Fitoussi, DA de Christofle depuis trois ans. Cette architecte de formation, qui a été tour à tour journaliste, critique de design et commissaire d'expositions, est un peu un poil à gratter au sein de la direction marketing du célèbre orfèvre. Elle revendique de travailler sur un autre rythme, celui du futur, en projetant Christofle des arts de la table vers un univers d'argent, empreint d'élégance et de rêve. «J'apporte une respiration», ajoute-t-elle. En amenant par exemple à la marque des talents a priori éloignés de son univers, comme la créatrice de bijoux Adeline Cacheux, qui vient de signer sa deuxième collection pour Christofle.
De son côté, Nicolas Degennes, le directeur artistique des collections de maquillage de Givenchy, puise son inspiration dans ses émotions, nées de ses voyages réels ou imaginaires et de sa fascination pour les femmes. Point de départ du maquillage pointilliste Dandy, commercialisé cet hiver: son obsession subite pour L'Aigle noir, la chanson de Barbara. «Tout d'un coup, la mélodie s'est télescopée avec l'image d'un papillon aux ailes mouchetées de noir puis avec l'œuvre de l'artiste japonaise Yayoi Kusama, obsédée par le motif des pois. Ces associations d'idées m'ont ramené à Givenchy, dont les vêtements sont doublés de tissu à pois noirs sur fond blanc.» La collection du printemps prochain, baptisée Maharani est, elle, née de son attirance pour l'Inde. «Je travaille en tension positive avec le marketing», explique cet écorché qui revendique comme une qualité de n'être jamais satisfait de son travail. Isabelle Gex, directrice générale marketing des parfums Givenchy, formée à l'exigeante école de Jacques Helleu chez Chanel, ne veut surtout pas castrer la création mais la mettre en musique. «La plus mauvaise équation serait de faire des compromis», affirme-t- elle.
Créer du désir et de l'émotion
Le secret d'une direction artistique épanouie reposerait sur le soutien sans faille déployé par la direction générale. En témoignent les illustres tandems Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ou Tom Ford et Domenico De Sole. Lorsque Didier Le Calvez, alors à la tête du George V Four Seasons, recruta il y a huit ans l'Américain Jeff Leatham à la direction artistique de l'hôtel, ce fut pour lui accorder carte blanche. Cet ancien mannequin, sans formation académique, a fait de l'époustouflante décoration florale d'aujourd'hui la signature du palace parisien. Avec, il est vrai, un budget à la démesure du luxe : 1 million de dollars par an! «On m'a laissé être un artiste», se félicite Jeff Leatham. Aujourd'hui, l'architecte des bouquets démultiplie son talent dans la décoration des suites, dans la création d'une ligne de produits pour le spa ou dans la conception d'un sac exclusif, le George, en partenariat avec Hermès.
La même bienveillance prévaut chez Lanvin : «Ici, Alber Elbaz se sent libre», se réjouit Paul Deneve, le directeur général. «Le succès d'un couturier ne se décrète pas. C'est quelque chose de plus subtil, lié à l'épanouissement de sa personnalité.» Chez Lanvin, Alber Elbaz s'implique bien au-delà des collections. Il se plaît à descendre dans la boutique pour conseiller les clientes, qu'il traite comme des intimes. Il met son émotion dans la décoration des boutiques, qui change toutes les trois semaines. Il aime traduire ses intuitions auprès de ses équipes, sous forme de métaphore ou de dessin. Un style inimitable au service de la marque. Chez Lanvin, on lui sait gré de créer du désir et de l'émotion plus forte que le produit. Cette part de rêve inhérente au luxe.