Etudes
L’élection surprise de Donald Trump produit un véritable big bang dans l’univers des sondages. Les instituts doivent-ils revoir leurs méthodes? Est-ce une chance pour les nouveaux acteurs? Décryptage.

Une fois encore, Mog IA a eu raison. Ce logiciel d’intelligence artificielle avait prédit la victoire de Donald Trump deux semaines avant le scrutin. D’ailleurs, le programme informatique, élaboré par l’informaticien Sanjiv Rai, ne s’est pas trompé lors des trois dernières élections américaines. Il mesure l'engagement des internautes aux posts, articles et vidéos en liens avec les candidats. D’autant plus remarquable que dans le même temps, tous les instituts de sondages se sont trompés. Jamais la remise en question des statistiques n’a été aussi forte. L’intelligence artificielle serait-elle l’avenir de la mesure de l’opinion? L’erreur des sondages, dont l’utilisation dépasse largement le cadre politique et électoral, ne fait que révéler la difficulté de mesurer l’opinion. Quelles sont leurs limites aujourd’hui? Les nouvelles technologies, notamment le big data, seront-elles salvatrices pour prédire les opinions humaines?

«Sous les moyens de détection»

Si l’on faisait un sondage sur les sondages, nos concitoyens auraient sûrement une opinion défavorable… Il suffit que l’un d’entre eux soit dans le faux pour que le public se plaise à jeter le concept par la fenêtre. En omettant, bien évidemment, toutes les fois où ils ont vu juste. Les sondages sont les premières victimes d’un biais cognitif bien connu, celui de confirmation. Une propension de l’être humain à ne repérer, donner de l’importance et garder en mémoire que les événements qui vont dans le sens d’un préjugé. «Les sondages sont toujours faux.» Voilà une idée préconçue tenace, qui apparaît dès que les instituts sont à côté de la plaque. Ce qui arrive forcément…

«Les sondages ne sont qu’une photo d’une opinion à un instant “t”. Et ils sont soumis à la question du déclaratif», explique Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot et auteur de La Démocratie des crédules (éditions PUF) sur la construction des opinions dans le nouveau monde de l’information.

Dans le cas des élections américaines, «on surfe sur une forme de démagogie qui passe sous nos moyens de détection, explique-t-il. Car la sincérité n’est pas au rendez-vous. Il y a une réticence globale à endosser certaines idées en public.» Sans pour autant remettre en cause l’acte. Comme un fumeur sous-estimera toujours sa réelle consommation. Dès le lendemain des élections, un article de The Guardian donnait la parole – anonymement – à des électeurs de Donald Trump, avec pour titre «Même ma femme l’ignore». Parlant.

«Aux Etats-Unis, les sondages à la sortie des urnes donnaient la victoire à Hillary Clinton, observe Vincent Pons, cofondateur de l’agence Liegey Muller Pons et professeur à la Harvard Business School. Or, les répondants sont censés dire pour qui ils ont effectivement voté. Ces personnes ont menti», affirme-t-il. Voter Trump n’était donc pas du tout assumé aux Etats-Unis. Une première pour ce pays, où les opinions politiques le sont pourtant plus largement qu’ailleurs. «Le problème du vote dissimulé est nouveau aux Etats-Unis, contrairement à la France, où nous y sommes confrontés depuis trente ans avec le vote Front national», précise Emmanuel Rivière, directeur général France de Kantar Public.

Méthode aléatoire

Plus globalement, l’analyse des méthodes de mesures américaines laisse entrevoir plusieurs problèmes particuliers. Pour prendre la mesure du couac des sondages dans les élections présidentielles américaines, il faut se pencher sur le mode de scrutin. Il n’y pas une seule élection, comme en France, mais cinquante élections en même temps dans les différents Etats, qui aboutissent à élire les grands électeurs, eux-mêmes élisant le président. «L’erreur au niveau national est comparable à celle des instituts de sondage en 2002, en France, qui n’avaient pas anticipé la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, avance Gaël Sliman, le président d’Odoxa. S’il peut y avoir une marge d’erreur acceptable, de plus ou moins deux points, dans un sondage, en revanche, pour une quinzaine, ce n’est pas normal. De plus, le résultat moyen de ces quinze mesures distinctes doit être comparable au résultat final.» Là, ce n’était pas le cas. «Le fait que les instituts américains utilisent la méthode aléatoire est un élément d’explication, poursuit Gaël Sliman. Dans cette méthode aléatoire ou probabiliste, on tire au sort les gens, puis l’on corrige en effectuant des redressements. Cela fonctionne si elle est réalisée de façon très rigoureuse, ce qui demande du temps et de l’argent.» Lors des élections américaines, il y a eu des soucis au niveau local. De nombreux sondages dans les fameux «Swing States» (Etats clés) donnaient une confortable avance à Hillary Clinton, de 4 à 10 points. Qui ont finalement été en faveur du camp Républicain. «Il y a une erreur systémique, avec la sous-estimation systématique du vote Trump dans tous ces Etats, explique Emmanuel Rivière. Les sondages étaient serrés dans un certain nombre d’Etats clés. On a compilé ces différents sondages et l’on en a déduit que cela donnait 90% de chances de gagner à Clinton. L’hypothèse selon laquelle elle ne pouvait pas perdre tous les états clés était fausse.» Comment était-ce possible?

En plus des limites de la méthode aléatoire, Gaël Sliman avance deux raisons: «D’abord, certains de ces sondages étaient effectués par des instituts locaux pas forcément experts en mesure d’opinion, parfois plutôt spécialisés dans la mesure marketing. Et puis de nombreux sondages locaux n’ont pas été faits proprement – panels insuffisants – par internet et parfois carrément avec d’autres techniques moins fiables, comme le téléphone ou le face-à-face.»

D’autre part, on a souvent tendance à oublier à quel point les sondages sont dynamiques et peuvent influer sur nos opinions, ou même nos actes. «Ainsi, voir Hillary Clinton en tête a peut-être démotivé certains candidats d'aller voter. Ou à s’autoriser à voter pour un candidat qui leur tient plus à cœur, tout en sachant qu’il ne passera pas», explique Vincent Pons. Ainsi, le total des candidats indépendants atteint près de 5%, bien plus élevé qu’en 2012, où ils avaient fait moins de 2%.

Challengers et alternatives

La France est-elle aujourd’hui à l’abri de ces erreurs à grande échelle? Dans l’Hexagone, les instituts appliquent la méthode des quotas depuis quarante ans: ils définissent à l’avance les profils qu’ils doivent retrouver dans le panel représentatif. Une pratique qui est aussi remise en question. Pour obtenir un échantillon représentatif de la population, les sondeurs se basent sur les catégories socio-professionnelles, avec un pourcentage de chacune censée «représenter» la population d’un pays. «Mais il y a une hypothèse actuelle selon laquelle les catégories socio-professionnelles sont moins clivantes que par le passé», explique Gérald Bronner. Si ce n’est qu’une supputation à l’heure actuelle, elle paraît cohérente. Dans un monde où l’information s’échange en permanence à tous les niveaux, rien n’indique qu’au sein d’une même catégorie, les opinions ne soient pas radicalement différentes. «Comme il y a une dérégulation du marché de l’information, les individus se construisent une nouvelle identité, basée sur un réseau d’influence qui dépasse le cadre professionnel», ajoute le sociologue. La crise de la représentativité ne concernerait donc pas que le politique… 

En tout cas, le fiasco américain ouvre un boulevard aux nouveaux acteurs, qui proposent des méthodes alternatives. C’est ainsi que Gallup a imposé sa méthode innovante en 1936. La start-up française GOV, par exemple, entend s’engouffrer dans la brèche: «Le sondage est un modèle mort, ce n’est plus comme ça que l’on mesure l’opinion, affirme sans ambages Bobby Demri, cofondateur de l’appli de démocratie participative. Il faut pouvoir détecter les signaux faibles et c’est ce que propose GOV, ou Brigade aux Etats-Unis, une application fondée par Sean Parker. Pour nous, la représentativité, c’est la masse, et quand on a plus de 100 000 utilisateurs, la masse noie les trolls.»

Une opportunité aussi pour des challengers des grands instituts, comme Odoxa, créé en 2014 par Gaël Sliman et Céline Bracq, ou Elabe, fondé en 2015 par Bernard Sananes. Tous font des réseaux sociaux et du web leur fer de lance. «Les sondages par internet sont beaucoup plus fiables et il n’y a plus le biais de la désirabilité sociale», illustre Gaël Sliman.

Recomposition en douceur

Bien sûr, si cette recomposition du paysage des sondages est déjà en cours, le plus probable est que cela se fera en douceur. «L’avenir sera à des systèmes composés des deux», estime Vincent Pons, de Liegey Muller Pons. De nouvelles technologies peuvent apporter des réponses auxquelles les sondages ne répondent pas. «Même si les réseaux sociaux, par exemple, ne constituent pas un échantillon assez représentatif», estime Gérald Bronner. Ils sont déjà biaisés par le paramètre «présent et actif sur les réseaux sociaux».

«Aujourd’hui, les outils de mesure des réseaux sociaux ne sont pas suffisamment sophistiqués pour mesurer le poids du vote Front national aux élections législatives de juin 2017, conclut Emmanuel Rivière, de Kantar Public. Les instituts doivent regarder et intégrer ces nouveaux instruments de mesure, mais le sondage n’est pas mort!»

Une présentation qui évolue

Pour que le sondage ne plus soit considéré comme un outil «astrologique» de prévision sûr de l’avenir, une nouvelle manière de les présenter voit le jour, renforcée par l’importance que prennent les marchés prédictifs et leurs bagages statistiques. Finalement, un sondage n’offre qu’une probabilité. C’est ainsi que certains médias américains, lors des récentes élections, présentaient les résultats en termes de probabilité de chance de remporter l’élection, plutôt qu’en résultat effectif. «Plutôt que d’affirmer que tel homme politique fera tel pourcentage à l’élection, il vaudrait mieux détailler sa probabilité de remporter la victoire», estime Vincent Pons, de l’agence de communication électorale Liegey Muller Pons. Ainsi, le public intègre le fait qu’à 70% de chance pour l’un, il reste 30% de chance de gagner pour l’autre. Ce qui reste énorme.

 

De la paille au marketing

Du début du XIXe siècle et jusque dans les années 1930, les sondages d’opinion aux Etats-Unis se faisaient avec la méthode des votes de paille («straw votes»). «A l’approche des élections, les journaux adressaient des millions de bulletins à leurs lecteurs, la plupart du temps glissés entre deux pages du journal et leur demandaient de les renvoyer», rappelle Emmanuel Rivière, directeur général France de Kantar Public. Lors des élections présidentielles de 1936, la méthode des «straw votes» a tout faux: elle donnait Roosevelt perdant. «L’institut Gallup avait prédit la victoire de Roosevelt avec 56% des voix, rappelle Emmanuel Rivière. Comme il gagne finalement avec 62% des voix, la méthode Gallup, basée sur le principe de l’échantillon représentatif, est reconnue.»



 

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.