E-pub
La polémique sur la «brand safety» au sein de la galaxie Google pose la question de la sécurité du digital à l'heure du programmatique. La mobilisation inédite des annonceurs, qui se propage au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, est en train de faire bouger les lignes.

«Digital: un monde “hors-contrôle”?» , tel est le titre, volontairement provocateur, de l’édito de Pierre-Jean Bozo, directeur général de l'Union des annonceurs (UDA), sur le site de l'organisation cette semaine. Hier Facebook sur le sujet de la mesure, aujourd’hui Google sur la brand safety… Il souffle un vent glacial sur les géants du web. Une enquête du Times, en date du 17 mars, a mis le feu aux poudres en révélant que des publicités digitales de grandes marques étaient diffusées, notamment sur You Tube, aux côtés de contenus douteux, incitant à la haine ou faisant l'apologie du terrorisme. En question: la «brand safety», la garantie qu’une campagne publicitaire en ligne n’apparait pas dans des environnements qui pourraient affecter l’image d’une marque.

Depuis, la fronde des annonceurs et des agences a pris de l'ampleur. Le jour-même, la filiale britannique du groupe Havas annonçait qu'elle retirait ses publicités de Google au Royaume-Uni. Une initiative contestée par le PDG de la maison-mère, Yannick Bolloré: «Cette décision ne correspond pas du tout à la position du groupe, qui a un partenariat très fort avec Google. C’est un peu extrême de le faire à la place des clients.» Pour l’heure, le phénomène ne s’est pas propagé en France, contrairement à l'Angleterre, où de nombreux annonceurs ont suspendu leurs campagnes: Marks & Spencer, McDonald's, HSBC, L'Oréal, The Guardian… Et les excuses du géant n’ont pas calmé l'ire du marché. Le boycott s’est rapidement étendu aux Etats-Unis, touchant d'énormes budgets, comme ceux des télécoms AT&T et Verizon, ou du fabricant de produits d'hygiène Johnson & Johnson. «Ces mesures peuvent être liées à la notion de terrorisme, un sujet très sensible outre-Atlantique, qui peut avoir des conséquences très lourdes, même juridiques, pour les marques», suggère Emmanuel Brunet, CEO d’Eulerian Technologies. Au total, plus de 250 annonceurs ont suspendu leurs investissements.

Faillibilité des algorithmes

«Nous avons des règles très strictes qui définissent les emplacements où les publicités peuvent apparaître, se défend un porte-parole de Google France. Dans la grande majorité des cas, nos politiques fonctionnent comme prévu. Nous reconnaissons que nous ne sommes pas infaillibles et que, parfois, des publicités peuvent apparaître là où elles ne devraient pas.» La plateforme se dit déterminée à apporter des modifications à sa politique de contrôle. Dans les mois à venir, les publicitaires auront à leur disposition de nouveaux outils pour choisir de ne pas être associés à certains sites internet ou chaînes You Tube. Google promet également un nombre «significatif» d'embauches afin de développer de nouvelles fonctionnalités qui intégreront les dernières avancées en matière d'intelligence artificielle.

Mais qu’est ce qui est vraiment en cause dans cette affaire? Premier enjeu: la volumétrie. Chaque minute, près de 400 heures de vidéo sont publiées sur You Tube. «Les volumes sont tels que le risque zéro n’existe pas, même si les dispositions prises par Google vont dans le bon sens», estime Alexandra Chabanne, directrice générale de Group M France.

Ces événements pointent aussi les limites du système d’achat et de vente d'espaces publicitaires en programmatique, c’est-à-dire réalisés en temps réel non par des humains mais par des algorithmes. Cette méthode, qui restreint le contrôle des annonceurs, est du reste au cœur de la croissance de Google et Facebook, et plus globalement de tout le marché de l’e-pub. «Les algorithmes sont faillibles, confirme Emmanuel Brunet. Les contenus pornographiques, par exemple, sont rapidement détectables, car ils font beaucoup de vues. Mais les sujets liés au terrorisme sont beaucoup plus ambigus. Cette difficulté, les annonceurs en ont conscience. Peut-être que ces arrêts de campagnes sont un coup de pression des marques pour forcer Google à rajouter plus d’humain dans ses procédés.»

Cette affaire serait-elle un prétexte pour s’élever contre les Gafa? Gilles Babinet, digital champion et auteur de Transformation digitale: l’avènement des plateformes (Le Passeur éditeur) le pense. «C’est une première manifestation du ras-le-bol des annonceurs face à une domination très forte de Google, qui se montre assez peu flexible. Le fait que la fronde soit née à Londres, pays très mûr sur le digital, est un signal fort.»

Un sujet pour toutes les plateformes

Pour le géant américain, qui tire la plus grande partie de ses revenus de la publicité, l’enjeu est important. D'autant plus qu'il fait l'objet, en Europe, de plusieurs accusations d'abus de position dominante. Selon la banque américaine Morgan Stanley, le boycott ne représente que 10% de ses recettes publicitaires nettes et l'impact devrait rester limité à environ 1% du chiffre d'affaires d'Alphabet. Mais la maison mère de Google a tout de même perdu plus de 20 milliards de dollars de valorisation boursière depuis le début de la semaine. L’affaire ne devrait pas avoir un impact financier suffisant pour ébranler son cœur d'activité, mais elle pourrait remettre en question certaines pratiques du marché.

«La “plateformisation” de notre industrie et des médias impose de relever de nouveaux défis. Le sujet dépasse le strict cadre de Google et concerne l’ensemble des plateformes: Facebook, Twitter, Snapchat, etc. A partir du moment où il y a de l’UGC [contenu généré par les utilisateurs] et du live, il est impossible de garantir la brand safety à 100%», prévient Véronique Pican, administratrice de l'IAB France et directrice générale Ligatus France.

Autre issue possible: les déboires de Google pourraient bénéficier aux chaînes de télévision traditionnelles et aux éditeurs dits premium. «Il s’agit en fait d’une question de responsabilité, explique Alexandra Chabanne. Les plateformes se défendent d’être des médias, indiquant n’être qu'un intermédiaire, et diluent la responsabilité de ce qui est diffusé chez elles. Les éditeurs web premium, les médias, mais aussi la télévision, ont peut être une carte à jouer dans ces polémiques qui entachent les plateformes.» La suite? «Ces affaires peuvent avoir une fin positive: le marché se structure et commence à avancer des éléments de réponse à un problème d’industrie», entrevoit la directrice générale de Group M France.

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