Tendances
Depuis quelques années, la création française a perdu son sens de la dérision, sa légèreté, au profit de créations plus sérieuses, bercées par des notes de piano en pagaille. Enquête sur les raisons de ce spleen.

Dans un haras a priori ordinaire, tous les chevaux se bidonnent devant un automobiliste en sueur qui bataille pour garer son SUV et sa remorque avant qu’un homme dans une Volkswagen réussisse son créneau à la perfection du premier coup et fasse taire les bourriques parqués dans leur enclos. Le pitch de ce spot allemand pour le constructeur auto conçu par l’agence Grabarz & Partners est simple comme bonjour, mais terriblement efficace. Pourtant, aujourd’hui, ces films capables d’arracher un sourire au téléspectateur se font aussi rares qu’un tweet intelligent de Donald Trump, en particulier en France où il semble que nous ayons laissé notre humour dans la cave du Palais des festivals de Cannes. «C’est un constat sans appel, considère Matthieu Elkaim, directeur de la création de BBDO Paris. Nous sommes dans une période où l’humour a été mis de côté partout, sauf pour les marques qui ont cette fibre dans leur ADN, comme Burger King, Mikado ou Smart. Mais d’autres ont perdu ce truc, à l'image d'Ikea, qui se voulait pragmatique avec des films sur les méfaits d’une maison mal rangée et se retrouve désormais à évoquer le divorce. Dans les briefs, on parle plus des problèmes sociétaux que de ce qu’on veut défendre. L’audace manque cruellement.»

L'obsession des marques

Une tendance qui serait d’abord imputable aux marques, donc. «Je ne me suis pas lancé dans la publicité pour faire dans l’esthétisme, mais bien pour le côté fun, et les jeunes créatifs ont toujours cette envie de faire rire les gens, commente Jean-François Sacco, cofondateur et chief creative officer de Rosapark. En tant que créatifs, on ne se bride jamais, mais on prend des beignes par les annonceurs. La vérité, c’est que les annonceurs ont peur.» Peur de franchir cette ligne fine qui sépare l'humour tapant dans le mille, comme le film allemand VW, la saga CIC (Australie) ou la série «French Touch» de Renault (Publicis), du ridicule.

«Autre problème: les marques sont dans l’obsession de l’utilité, elles se veulent responsables, citoyennes, intelligentes et, pour beaucoup, l’humour n’est pas utile. Et c’est vrai: l’humour a juste besoin d’être gratuit et con. Donc, on a créé une nouvelle forme de divertissement pour faire passer un message autrement, comme Intermarché avec “L’Amour, l’amour” [agence Romance]», explique Christophe Coffre, coprésident d'Havas Paris, chargé de la création. Et du côté des agences? «Nous aussi, nous tentons de nous racheter, il ne faut pas se leurrer. On essaie de dire aux gens qu’on a beau être le grand Satan, on peut sauver le monde… Et je pense vraiment que nous pouvons œuvrer pour de bonnes causes, sauf qu’on peut le faire sans être déprimants!», commente Matthieu Elkaim.

A cause des craintes des annonceurs et, surtout, des budgets faramineux que représentent certaines campagnes, sont imposés de plus en plus de tests qui nuisent à la légèreté des publicités et font oublier leur seule et unique cible: le Français moyen qui veut se détendre après une journée de travail pas toujours marrante. «L’humour ne supporte pas les filtres. Montrer un spot drôle en animatic, c’est impossible parce que la blague dépend du rythme des mots, du son, du jeu d’acteur. Prenez la saga EDF d'Havas Paris: sans Eric Judor en acteur principal et à la réalisation, cela n’aurait rien à voir», précise directeur de la création de BBDO Paris.

Éviter d'être débordé

Surtout que l’humour français est très singulier, héritier du vaudeville, basé sur le phrasé plus que sur la situation, sans aucune autodérision, contrairement à l’humour américain ou britannique, qui permet des spots assez barrés pour des Malteser et autres Skittles. «Le “what the fuck” américain n’existe pas ici parce ce n’est pas dans notre culture. L’humour a des spécificités locales que nous devons prendre en compte. On le voit beaucoup dans les jurys: les autres pays voient notre création comme très complexe, on est des gros intellos! C’est d’ailleurs pour ça que le film de Canal+ “Le Placard” fonctionne aussi bien. C’est l’éternelle histoire de l’amant caché dans le placard», ajoute Matthieu Elkaim.

Or, les intellectuels proustiens que nous sommes se préoccupent de plus en plus du politiquement correct, dicté par les associations féministes, de protection animale, antiracistes… «L’exemple parfait, ce sont les marques d’alimentation, qui sont un vrai terreau à humour, mais rien ne s’y passe parce qu’on est obnubilé par le bien manger. C'est ce qui explique que les publicités pour les chips tournent autour de la convivialité, oubliant l’essentiel, à savoir la gourmandise», explique le créatif de BBDO. «Pour être drôle, il faut être cynique, subversif, moqueur. Nous sommes dans une époque où on ne peut plus rien dire, surtout avec les réseaux sociaux où l'on se fait très vite lyncher», constate Christophe Coffre. D’autant que notre beau pays n’est pas une forme olympique… «Dans une époque moralisatrice, faire de l’humour est la porte ouverte à tous les débordements, donc, on se tourne vers l’esthétisme. Et avec la montée du nationalisme, l’avenir incertain, le chômage, les attentats…, il y a la volonté des annonceurs de ne pas faire de vagues», explique Jean-François Sacco, de Rosapark.

Le déplacement du rire

Pour autant, il semble que les agences aient aussi leur mot à dire… Pour ne citer qu'un exemple, l’identité de Burger King en France a été conçue de toutes pièces par l'agence Buzzman, qui en a fait une marque fun et proche des millennials avec l’utilisation des réseaux sociaux en première ligne. Alors, les agences choisiraient-elles la facilité, constatant que faire pleurer dans les chaumières est plus simple que faire rire une ménagère jetant un œil à son téléviseur entre devoirs de maths du petit dernier et repas du soir? «C’est évident! Il est plus facile de mettre tout le monde d’accord par du bon sentiment qu'avec une bonne blague parce que ça demande du lâcher prise. Mais certains y arrivent. Meetic a fait du bon boulot avec de l’émotionnel tourné en dérision, Citroën aussi avec «Vivement la route»», rappelle Matthieu Elkaim. Jean-François Sacco ne partage pas cet avis: «Des films comme dernièrement ceux de Monoprix, Intermarché, Leroy Merlin ou même Ikea sont très difficiles à faire. Au moins autant que des films qui ont la volonté de faire rire.»

Malgré tout, l’humour français ne se serait pas réellement éteint. «Les grands films de cette année ont présenté une forme d’humour plutôt discrète, certes, mais c'est parce qu'il y a eu un déplacement du rire. La légèreté se retrouve désormais dans les opérations d’activation avec des décalages intéressants, comme pour «Nosulus Rift» d’Ubisoft. L’activation est moins institutionnalisée, moins exposée, moins décortiquée, et à destination d’une audience plus jeune. Elle coûte moins cher, surtout, c’est donc plus simple de s’y amuser», analyse Jean-François Sacco. Constat vérifiable avec Leroy Merlin, par exemple, qui propose de grandes campagnes émotionnelles pour la télévision assorties de volets social media humoristiques.

L'optimisme, malgré tout

Quoi qu’il en soit, les publicitaires restent optimistes quant à l’avenir du rire dans leur discipline, remarquant que si des marques comme Kenzo, avec la très récompensée «Kenzo World», et l’Agence de la biomédecine, avec son acteur mort des dizaines de fois (DDB), ont relevé le challenge avec brio, les autres devraient pouvoir offrir aux Français une bonne tranche de poilade. Comme dirait l'autre: «Moi, j'dis ça, j'dis rien!»

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