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La condamnation spectaculaire de Samsung par la justice américaine au profit d'Apple pourrait modifier le secteur de la téléphonie mobile et freiner l’avancée de Google. Elle révèle aussi une impitoyable guerre des brevets.

Une amende de 1,05 milliard de dollars! L'addition est salée pour Samsung et le verdict rendu par la justice américaine, vendredi 24 août, pas moins spectaculaire. Un «tribunal populaire» en Californie a ainsi donné raison en partie à Apple. Son concurrent sud-coréen est reconnu coupable d'avoir copié six brevets liés au design et à l'ergonomie de l'Iphone. Le cours en Bourse de Samsung à Séoul a chuté de 6,8% le jour de l'annonce et sa capitalisation a fondu de 12 milliards de dollars en 24 heures.

C'est le dernier épisode d'une longue bataille juridique qui oppose les deux géants: Apple a attaqué Samsung en avril 2011 pour violation de ses droits de propriété intellectuelle, réclamant 2,7 milliards de dollars d'indemnisation. Samsung a aussitôt contre-attaqué, accusant notamment la firme à la pomme d'avoir utilisé certaines de ses innovations sans verser de royalties.

Après la déflagration, l'onde de choc pourrait être considérable dans un secteur hyperconcurrentiel, porté par la popularisation des tablettes et des smartphones, et la sortie de modèles bon marché partout dans le monde. Le 27 août, Google lançait ainsi sa tablette Nexus 7 au prix d'entrée à 199 euros.

Mais pour Samsung, tout se jouera vraiment le 20 septembre. Une audience à San José (Californie) déterminera la concrétisation du jugement: soit par des sanctions pécuniaires, susceptibles de tripler; soit par le retrait de certains produits Samsung du marché américain (Apple a d'ailleurs déjà listé ceux dont il demande le retrait). Une perspective des plus préoccupantes pour le dragon sud-coréen, habitué à aligner les succès ces dernières années. Au second trimestre 2012, il affichait un résultat net de 3,7 milliards de dollars, porté par l'engouement pour sa gamme de smartphones Galaxy. Cet été encore, il était omniprésent aux JO de Londres, avec force panneaux publicitaires et pavillons proposant des produits à tester. Face à Apple, Samsung ne compte rien lâcher: dans un communiqué revanchard, publié le soir même du jugement, il affirmait sa volonté de «renverser» la décision de justice et d'aller en appel. Déjà, le groupe évoque des irrégularités procédurales.

Redistribution des cartes

Mais derrière Samsung, la vraie cible d'Apple est Google. Steve Jobs avait toujours dénoncé Android (le système d'exploitation mobile du géant de l'Internet) comme un produit «volé», lui promettant une «guerre thermonucléaire».

Toutefois, tout cela révélerait «une stratégie défensive pas forcément de bon aloi pour Apple», souligne Benoît Flamant, directeur «gestion tech» au cabinet Fourpoints Investment Managers.

De fait, Apple est de plus en plus menacé par des concurrents déboulant avec des tablettes bon marché, comme Google, et plus prolifiques: «Apple a un faible portefeuille de produits et a moins droit à l'erreur», souligne Thomas Husson, analyste à l'institut Forrester. Il est d'ailleurs attendu au tournant avec ses deux prochains produits, un mini Ipad et un nouvel Iphone, annoncés pour l'automne.

Si, le 20 septembre, la firme à la pomme obtient satisfaction, Samsung pourrait bien devoir retirer du marché ou modifier plusieurs de ses modèles de la gamme de téléphones Galaxy, et voir son chiffre d'affaires s'effondrer aux Etats-Unis, au moins pour quelques mois. «Dans le cas d'un refus du blocage des ventes des produits Samsung, l'intérêt d'Apple serait de négocier avec Samsung le versement de royalties sur certains brevets, mettant ainsi la pression sur les marges du Coréen et donc sur ses capacités d'investissement en recherche & développement», précise Stéphane Dubreuil, directeur télécoms et médias de Sia Conseil.

Certes, cette décision ne s'appliquera qu'outre-Atlantique. Mais son impact est tel qu'elle pourrait redistribuer les cartes parmi les autres marques. Selon l'institut Gartner, 64,1% des smartphones vendus au second trimestre 2012 «tournent» sous Android, contre seulement 18,8% sous l'IOS d'Apple. Or, Samsung est le porte-drapeau d'Android, installé sur tous ses smartphones. Le jugement ne devrait pas manquer d'inquiéter les autres constructeurs utilisant Android. LG, Sony, HTC, ZTE et autres Huawei ont adopté en masse ce système d'exploitation bon marché et ergonomique, relativement ouvert et modifiable, pratique pour développer des modèles de smartphones pas chers.

Selon les sanctions adoptées, ces constructeurs pourraient se tourner vers les OS d'autres acteurs du marché, tels Microsoft (qui s'apprête justement à sortir Windows 8 et Windows Phone 8), Nokia et le canadien RIM (Blackberry).

Même les idées et les concepts

En creux, cette décision de justice est un révélateur de la guerre des brevets qui fait rage dans la Silicon Valley. «Apple s'est vu reconnaître une situation de monopole: il a les moyens de déposer des brevets chaque année pour avoir un avantage concurrentiel sur ses rivaux. Avec la bénédiction des pouvoirs publics, patriotisme économique oblige», souligne Olivier de Maison Rouge, avocat, auteur du livre Le Droit de l'intelligence économique (Editions Lamy).

Ces dernières années, les litiges se sont multipliés. «Google a acquis Motorola en mai pour mettre la main sur ses 17 000 brevets. Autant de missiles potentiels contre les petits copains», souligne Benoît Flamant.

Problème, l'Office des brevets américain accepte d'enregistrer des brevets qui concernent toutes sortes d'innovations: technologiques, mais aussi des concepts ou des idées. Dans l'affaire Apple/Samsung, les brevets concernés portent jusque sur l'aspect visuel et l'ergonomie de l'Iphone. «La décision porte à la fois sur des brevets d'invention et sur des “design patents” , comme le modèle et l'aspect: une arme puissante pour Apple, reconnue pour son design», souligne Axel Casalonga, fondateur du cabinet de conseil en propriété industrielle Casalonga. Trois des six brevets en question portent ainsi sur le «pinch», cette fonction qui permet d'agrandir ce qui s'affiche sur un écran en écartant les deux doigts, sur celle du tapotement double pour recentrer une page, et sur la forme «rectangulaire à coins arrondis».

Jusqu'à quel point Samsung devra modifier ce type de fonctionnalités sur ses futurs smartphones? Le tribunal de San José le dira. Mais, à terme, la principale conséquence de cette bombe juridique, plaçant la plupart des fabricants dos au mur, pourrait bien se solder par un nouvel essor de l'innovation. De quoi réellement fragiliser, à terme, Apple.

 

 

Encadré

Guerre des brevets: les précédents

1986. Après neuf ans de procédures, la Cour suprême des Etats-Unis ordonne à Kodak d'arrêter la commercialisation, sous 4 jours, de ses appareils à développement instantané, considérés comme une contrefaçon de Polaroid. Kodak est condamné au dédommagement de ses clients par un échange contre une action, un appareil à disque ou un crédit de 50 dollars.

2001. New Technology Products (NTP), petite société canadienne spécialisée dans le dépôt de brevets, dépose contre RIM (Blackberry) 16 plaintes pour violation de cinq brevets et exige l'interdiction des terminaux du canadien aux Etats-Unis. Après plusieurs rebondissements, RIM cède et verse 612,5 millions de dollars à NTP.
2001. Ebay est attaqué par Merc Exchange, modeste site d'e-commerce, sur la fonction d'achat immédiat («Buy It Now»), qui permet à un acheteur de mettre fin au système d'enchère pour acquérir l'objet à un prix fixe. Ebay sera finalement condamné à une amende de 29,5 millions de dollars.
2010. NTP attaque Microsoft, Apple, HTC, LG et Motorola, estimant que les cinq firmes ont violé huit de ses technologies, qui concernent la transmission de courriers électroniques à travers des systèmes de communication sans fil.
2010. Nestlé poursuit Sara Lee en France pour violation de brevet sur ses dosettes Nespresso, lequel est déjà attaqué par plusieurs grandes marques. En vain: en avril dernier, Sara Lee dégaine ses dosettes L'Or espresso. Nestlé a déjà perdu contre d'autres marques en Allemagne et en Suisse, alors que certains de ses 70 brevets tomberont dans le domaine public en 2014.

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