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Le micro-Etat est un cas d'école: il est parvenu à s'imposer sur la planète économique et médiatique en prenant des positions en France, comme dans de nombreux pays. Mais que vise-t-il exactement?

L'adresse est prestigieuse. Sis au 1, rue Royale, à Paris, face à la place de la Concorde, les bureaux du représentant du fonds souverain du Qatar rappellent la géographie sociale d'un ambitieux, Georges Duroy, le Bel Ami de Maupassant qui, en se mariant à la Madeleine, devant cette voie royale qui se prolonge jusqu'à l'Assemblée nationale, avait décidé d'embrasser à pleines dents la société de son temps. Mais la comparaison s'arrête là. Guy Delbès, l'homme qui reçoit dans son bureau en bois clair, a quatre-vingt-quatre ans. Cet ancien diplomate d'origine libanaise, né en Syrie, conseiller pendant quarante ans de l'industrie pétrolière, est entré dans le classement de Challenges des «100 qui comptent en France», derrière un certain François Hollande.

Depuis quelques temps, il donne des interviews aux journalistes français pour tenter de corriger une image. Celle du Qatar. Il ne mâche pas ses mots pour se plaindre du JT de TF1 et ses titres accrocheurs, comme «Le Qatar rachète la France». Ou contre Capital, qui lui fait dire qu'il ne s'intéresse qu'aux investissements supérieurs à 500 millions d'euros et qu'il dispose d'une “armée” de femmes de ménages. «Nous n'en avons qu'une, et je leur ai dit qu'une étude de rentabilité pour en ensemble immobilier de 40 millions d'euros prenait le même temps qu'un investissement 140 millions, déclara-t-il à Stratégies.C'est pourquoi il m'a été demandé de n'envoyer que des projets supérieurs à 100 millions d'euros.»

Dans les prochains mois, c'est… 10 milliards d'euros que le Qatar envisage d'investir en France «pour prendre des parts dans des grands groupes français, monter des projets ensemble ou faire des partenariats dans des pays tiers», selon l'ambassadeur qatari en France, Mohamed Jaham al-Kuwari», cité le 6 novembre par l'AFP.

Avec ses participations dans Lagardère (12,8%), Vinci (7%), Veolia (5%), Vivendi (3%) Total (3%) et LVMH (1%), ce ne sont pas moins de 6 milliards d'euros d'actifs que l'émirat possède déjà dans l'Hexagone. Avec quelle visée? Les députés UMP Bruno Lemaire et Nathalie Kosciusko-Morizet ont-ils raison de dire qu'on ne comprend pas très bien la stratégie à long terme de ce micro-Etat peuplé de 1,7 million d'habitants, dont 20% de nationaux? Pour Guy Delbès, il s'agit de purs placements financiers. «La stratégie est très claire, explique-t-il. Le Qatar n'a jamais eu l'ambition de gérer les sociétés. Il veut des entreprises rentables pour générer des revenus. Il n'y a qu'en France que cela pose problème. En Grande-Bretagne, les investissements sont trois ou quatre fois plus importants et ils sont les bienvenus».

La problématique est connue: le Qatar est à la recherche de relais d'investissements pour soutenir sa croissance, la plus élevée du monde (15%). Ses ressources en hydrocarbures, à commencer par ses fabuleuses réserves de gaz (les troisièmes au monde, après la Russie et l'Iran), pourraient être épuisés dans cent ans. Actuellement, gaz et pétrole représentent 61% du PIB, 95% des exportations et les trois quarts des recettes budgétaires. En 2005, l'émirat a donc imposé un moratoire pour toute nouvelle exploitation gazière et, via son fonds souverain Qatar Investment Authority, s'est fixé pour objectif de diversifier son économie pour financer entièrement son budget en 2020 par des revenus non issus des hydrocarbures. Un projet intitulé «Qatar National Vision 2030» prévoit même de réserver les ressources énergétiques du pays à la consommation intérieure.

Puissance médiatique

Faut-il donc voir une stratégie d'influence derrière cet ambitieux programme? «La priorité du Qatar est avant tout la diversification économique, avec pour principale motivation la volonté de réduire sa dépendance des revenus en hydrocarbure», souligne à titre personnel Perla Srour-Gandon, responsable scientifique à la Commission européenne et auteur de l'article «Le Qatar entre dynamisme et ambition» (revue Futuribles, octobre 2012). «Certes, les investissements massifs dans de nombreux secteurs économiques pourraient être perçus comme une volonté de la part de Doha d'exercer une stratégie d'influence via son «soft power», particulièrement dans le contexte économique actuel. Toutefois, dès son accession au pouvoir en juin 1995, le cheikh Hamad bin khalifa al-Thani a fait preuve d'avant-gardisme et a su dynamiser son pays, en alliant modernisme et tradition.»

C'est en effet ce sens aigu de ce qui fait l'image d'un pays qui a amené l'émir à lancer la chaîne d'informations al-Jazira en 1996, puis une chaîne sportive en 2003, ou à décrocher l'organisation de la Coupe du monde de football en 2022 avant de racheter des clubs sportifs européens, dont le Paris Saint-Germain (lire page 8). Mais plus que la glorieuse incertitude du sport, c'est la certitude d'être une puissance médiatiquement incontournable qui intéresse le Qatar. «Ils ont une stratégie moins d'influence que d'assurance, explique Robert Ménard, ancien directeur du Centre pour la liberté de l'information, à Doha. Leurs investissements sont une façon de s'acheter de la tranquillité après le traumatisme de l'invasion du Koweït, en 1990, et devant la crainte de se voir manger par l'Iran ou l'Arabie saoudite.» 

Tout cela explique qu'au royaume de l'or qatari, les stratégies de pouvoir et les relais médiatiques  se confondent souvent. Après s'être imposée comme une référence de l'information internationale, jusqu'aux révolutions arabes, et la démission de son directeur général Wadah Khanfar au profit d'un membre de la famille régnante, en septembre 2011, al-Jazira connaît une reprise en mains dictée par les intérêts diplomatiques du Qatar. Prêches incessants du télé-prédicateur Youssef al-Qardaoui, couverture systématiquement favorable aux Frères musulmans en Egypte et aux mouvements islamistes en Tunisie et en Lybie, appui à la rébellion syrienne, occultation des révoltes qui se sont déroulées à Bahreïn, dont le royaume a le soutien de l'émir… La chaîne internationale est de plus en plus critiquée pour sa ligne éditoriale partiale. Selon Nabil Ennasri, doctorant à l'université de Strasbourg qui prépare un livre sur le Qatar, «al-Jazira est devenue le porte-voix des mouvements contestataires, après leur avoir offert une tribune planétaire. Parallèlement, le Qatar a judicieusement misé, pour des raisons géopolitiques, sur ces mouvements islamistes.»

Guy Delbès le reconnaît: «Il est arrivé un moment où le Qatar a décidé de reprendre le contrôle de sa chaîne.» Sous l'influence de proches du régime, le vent de modernité qui avait caractérisé jusque-là le développement d'al-Jazira trouve aujourd'hui ses limites. L'instrumentalisation médiatique se vérifie dans la révélation, au profit du Hamas – auquel l'émir vient de rendre visite à Gaza avec une promesse de 400 millions de dollars – des «vrais détails tenus secrets à propos des négociations entre l'Autorité palestinienne et Israël», en janvier dernier. Ou dans le renvoi d'ascenseur opéré par le pouvoir tunisien, qui prévoit de nommer le correspondant local d'al-Jazira, Lotfi Hajji, président de la «Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle».

Partenaire stratégique

De leur côté, les journalistes sont souvent obligés d'épouser la ligne officielle. «Le Qatar arrive 114e sur 179 dans notre classement sur la liberté de la presse, explique Soazig Dollet, responsable du bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières (RSF). Il n'y a pas beaucoup d'exactions, mais beaucoup d'autocensure. Le code de la presse actuellement en discussion peut comporter des atteintes à la liberté d'expression, notamment sur la critique de la famille régnante. Il n'y a pas de peines de prison, mais des amendes qui peuvent aller jusqu'à 275 000 dollars.»

L'image d'al-Jazira est cruciale pour le lancement de son éventuelle adaptation en français. Le dossier a été relancé le 6 novembre par l'ambassadeur qatari lorsqu'il a justifié l'adhésion de son pays comme membre associé au sein de l'Organisation internationale de la francophonie. Outre deux lycées français, un campus d'HEC et une radio francophone depuis janvier 2011, un projet de version française pour la chaîne qatarie a contribué à l'obtention du statut, a-t-il déclaré. Le projet, dans les cartons, est prêt à ressortir en fonction de la maturité politique de la France. «Ce sera sans doute entre la chaîne en anglais que Barack Obama suivait pour se tenir au courant des événements pendant les révolutions et la chaîne en arabe avec ses sermons d'al-Qardaoui, estime Nabil Ennasri. Elle fera tout, en tout cas, pour correspondre aux canons du professionnalisme occidental sans mâcher ses mots sur la colonisation israélienne ou la Françafrique.»

Quoiqu'il en soit, Guy Delbès l'assure: rien ne se fera sans l'appui des autorités françaises. Le revirement opéré autour du fonds de 50 millions d'euros en faveur des banlieues françaises est révélateur. Transformé en fonds franco-qatari de 300 millions d'euros pour les PME, dont la moitié apportée par la Caisse des dépôts, le projet initial n'a pu voir le jour en raison de la polémique observée pendant la campagne présidentielle. Oubliée l'idée d'un investissement communautaire tourné vers des populations arabo-musulmanes et qui viserait à peser politiquement sur la France. Pierre Moscovici, le ministre de l'Economie, n'a eu aucune peine à se déclarer favorable à ce que le Qatar ait un «rôle d'investisseur stratégique».

Il est vrai que ce qui intéresse le Qatar en France, ce ne sont pas ses banlieues, ses entreprises, ses clubs de sport, ses marques, ses hôtels ou ses médias… c'est la France. Il s'agit d'avoir une alliance crédible et alternative par rapport aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne, et face à l'Arabie saoudite. «Si le Qatar fait ce type de propositions de financements, c'est parce que la France est un partenaire de choix stratégique de ce pays, relève Fatiha Dazi-Héni, politologue spécialiste de la péninsule arabique, maître de conférences à Sciences Po Paris. Les Qataris ne veulent pas s'en remettre à la seule protection américaine. Il faut réfléchir en terme de partenariat, et non de menace, concernant la question des financements qataris largement encouragée et encadrée par l'Etat français.»

La France y trouve aussi son compte

La France, qui fournirait 80% de l'armement du Qatar, notamment des hélicoptères d'EADS et des pièces de rechange pour les Mirage, y trouve aussi son compte. «Les qataris ne veulent pas indisposer le gouvernement français. Ils savent que la France joue un rôle en Europe», note Guy Delbès. Ils ont signé de fabuleux contrats avec Vinci, qui a ainsi été chargé de transformer en hôtel le Centre de conférences international, à Paris. Et Total, qui a joué un rôle prépondérant avec une société américaine dans le développement du gaz au Qatar, compte sur son partenariat pour obtenir des marchés en Afrique.» Quant à Lagardère, il a déjà développé avec al-Jazira une chaîne pour enfants.

Même le développement dans le luxe, via Qatar Luxury, ne doit pas être vu comme une menace, selon Vincent Bastien, ancien patron de la division beauté de Sanofi et Louis Vuitton et coauteur du livre Luxe oblige (Editions Eyrolles). «Le Qatar investit un peu partout, cela fait partie d'une stratégie globale. Ils sont à la fois de gros clients du luxe et ils ont un vrai attrait pour la France, explique-t-il. S'ils investissent dans Le Tanneur, ce n'est pas pour importer sa production au Qatar, car une marque de luxe impose d'avoir une légitimité historique. C'est sans doute davantage pour se faire plaisir et pour apprendre, car on ne peut comprendre le luxe qu'en l'opérant.»

Reste la lancinante question du sport. Pourquoi tous ces millions dans le PSG et Be in sport? «Le club parisien était farci de dettes et aurait été relégué en division d'honneur sans le Qatar, justifie Guy Delbès. Si le gouvernement français ne souhaite pas de ses investissements dans le sport, il n'a qu'à le dire. Je suis sûr que des instructions viendraient immédiatement pour y mettre fin.»

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