Année de la publicité 2012
Considéré comme l'un des plus grands directeurs artistiques de sa génération, Neville Brody préside pour un an le Design & Art Direction, le club des directeurs artistiques anglais. Quarante ans après avoir été étudiant dans les quartiers défavorisés du sud de Londres, à Elephant & Castle, le Britannique combat pour davantage de moyens au profit de l'éducation artistique. Et appelle à un choc psychologique dans l'industrie des médias.

Vous venez d'accepter la présidence du Design & Art Direction, sous quel signe allez-vous la placer?

Neville Brody. A la différence des années précédentes, la fonction de cette présidence sera de définir une politique stratégique au service de l'industrie créative. Les temps sont devenus très difficiles pour le "visual design" et pour l'éducation artistique. Les banques ont asséché l'économie, et les gouvernements ont dû faire des sacrifices pour pouvoir les renflouer. L'industrie de la création en a été la première victime, dans tous les pays développés, mais spécialement au Royaume-Uni. Le gouvernement réduit les budgets consacrés à la formation artistique sans voir son importance, alors que l'industrie de la création représente une part majeure des revenus de la nation, plus importante que dans de nombreux pays. Cela ne fait aucun sens, d'autant que cet argent est utilisé au profit d'un secteur qui ne crée rien: la finance. A long terme, les effets seront dévastateurs. D'ici à vingt ans, il n'y aura probablement plus assez de personnes qualifiées pour créer depuis l'Europe, l'industrie se déplacera vers des pays ayant su anticiper les réels besoins.

 

Pourquoi les gouvernements ne sont-ils pas sensibles à ces arguments de long terme?

N.B. La raison la plus probable est que les responsables politiques ont suivi des études brillantes, mais absolument pas axées sur la création. Par conséquent, ils ne lui attribuent aucune valeur. L'approche de la crise est d'ailleurs significative: les solutions apportées correspondent à une réalité dépassée, celle d'économies reposant encore sur les industries lourdes. Dans le système scolaire, les programmes sont bâtis pour fournir des ingénieurs, beaucoup d'ingénieurs, mais finalement peu de créateurs. Le Royaume-Uni essaie d'imiter le modèle français du baccalauréat, où des savoirs standardisés devront être acquis dans l'optique d'études supérieures. Les sciences et les mathématiques resteront très nettement privilégiées par rapport aux savoirs créatifs. Et je ne pense pas que c'est ce dont nous aurons besoin à l'avenir. La publicité, le marketing, les jeux vidéos sont parmi les principaux secteurs de l'industrie créative. Celle-ci a besoin de diplômés, d'esprits libres, sachant apporter des idées et innover. Le futur appartiendra à l'innovation, à la pensée créatrice. C'est la base d'une économie.

 

N'y a-t-il pas des priorités plus urgentes?

N.B. Au Royaume-Uni, la problématique économique a été un alibi pour orienter le climat politique à des fins précises. La réalité, c'est qu'il y a assez d'argent dans l'économie. Le Royaume-Uni est toujours dans le "top 5" des économies mondiales. Il dispose d'une richesse colossale, mais qui n'est pas redistribuée de façon juste. Rendez-vous compte, l'écart entre les riches et les pauvres n'a jamais été aussi important depuis l'époque victorienne. Cela n'est pas exactement ce que l'on peut appeler un progrès, d'autant que le même phénomène s'est produit à l'échelle mondiale. Nous croyons tous que l'humanité progresse, mais dans les faits, cela est faux. Les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Dans le social comme dans la stratégie économique, l'argent n'est pas affecté là où les besoins sont les plus importants.

 

Une forme de pauvreté, de manque ou de dépouillement n'est-elle pas essentielle à la créativité?

N.B. Selon ce que j'ai pu observer, les professionnels sont plus créatifs, lorsqu'ils ne sont pas tombés dans ce qui est toujours perçu comme la valeur étalon du succès - la possession matérielle. En revanche, la personne qui perd son travail devra être plus agile, plus créative, mais les conditions seront alors trop extrêmes pour permettre une qualité et une productivité sur le long terme. Sur un plan plus général, Londres est toujours très dynamique en termes de créativité, avec des professionnels qui continuent de prendre des risques, toujours plus d'ouvertures de galeries, de studios, mais cela n'est que la résultante de la politique favorable qui a prévalu à partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Telles que les choses ont évolué depuis, cela va devenir beaucoup plus difficile au cours des vingt prochaines années. C'est la raison pour laquelle D&AD doit avoir un rôle majeur dans le soutien de l'éducation créative. Une fondation sera d'ailleurs lancée en 2013, qui visera à lever des fonds pour soutenir les talents des familles modestes. Le fait est que nous sommes dans une économie où seuls les riches peuvent offrir une éducation artistique à leurs enfants.

 

Le premier symposium de votre présidence avait pour thème: «Comment l'industrie créative peut-elle changer le monde?». Avez-vous obtenu une réponse?

N.B. (Rires) Il n'y a pas de réponse simple. Mais c'est sans doute une affaire de conscience, au sens d'éveil spirituel. Un grand nombre de professionnels se focalisent sur la tâche, le client, le projet, le prix, mais le fait est que la publicité, par exemple, est une structure élémentaire de la société. La publicité a le pouvoir d'appâter, de convaincre, mais elle doit aussi transmettre des idées, une vision, des moyens que chacun pourra s'approprier pour améliorer l'environnement et pas seulement en tirer profit en le détruisant. Il ne s'agit pas d'aller contre la logique consistant à gagner de l'argent, bien entendu, puisque nous en avons besoin pour vivre et créer davantage. Il s'agit de provoquer un choc psychologique permettant d'exploiter autant que possible les compétences des professionnels pour alerter et éveiller les consciences.

 

Vous sentez-vous écouté, compris, par les professionnels du secteur sur ces questions? N'avez-vous pas le sentiment que la crise systémique globale est si avancée et complexe qu'une forme de résignation gagne les esprits, tant des décideurs que des consommateurs?

N.B. Il y a eu une prise de conscience, c'est évident, mais je dois admettre que c'est un combat perpétuel de convaincre les gens de ce qu'il est nécessaire de changer. Je ne parle pas de révolution, personne n'imagine que la publicité et le marketing vont, du jour au lendemain, se mettre au service de la planète. Mais l'on constate déjà que les grandes entreprises développent des priorités éthiques, tout en continuant d'assurer leur mission première: faire en sorte de payer leurs collaborateurs pour le travail qu'ils font. Des évolutions sont possibles et relativement simples à visualiser. Des évolutions qui seront des progrès autant que des solutions à d'autres problèmes. Par exemple, plus de femmes aux postes à responsabilités. Et plus de minorités ethniques. On voit très rarement des managers non-blancs. Pourquoi? Est-ce une question de culture? D'opportunisme? D'image? Il faut répondre à ces questions.

 

A la fin des années 1970, vous avez contribué à véhiculer la culture punk dans les médias. N'est-ce pas sur la base d'un mouvement comparable que le monde de demain pourra se renouveler, s'inspirer?

N.B. Dans les années 1980, les gouvernements ont fait en sorte de contrôler et d'éliminer cette culture. Aujourd'hui, les réseaux sociaux permettent d'exprimer quelque chose mais sous une forme très consensuelle, radicalement différente de la culture de la rue.


Vous avez des bureaux (Research Studios) aux quatre coins du monde. Quelles sont les villes les plus propices à la créativité?

N.B. Londres reste le meilleur endroit du monde en matière de créativité. New York se régénère. Shanghai devient intéressante. Tokyo reste surprenante et innovante. Paris est toujours intéressante, mais reste un peu lente en matière d'innovation et d'inspiration, même si la recherche de la qualité y fait plus sens qu'ailleurs.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.