Digital
Entretien. Lubomira Rochet inaugure la fonction de Chief Digital Officer chez L'Oréal, qu'elle a rejoint en mars dernier. Elle livre à Stratégies les ambitions du groupe et sa méthode de travail.

Vous étiez directrice générale de Valtech. Qu'est-ce qui a convaincu Jean-Paul Agon, le PDG de L'Oréal, que vous étiez la Chief Digital Officer (CDO) qu'il recherchait?

Lubomira Rochet. J'ai été amenée dans mes activités à traiter avec des comex [comités exécutifs] sur des projets de transformation et je suis même devenue entrepreneur quand, avec Sébastien Lombardo, nous avons participé à la reprise de Valtech et transformé cette SSII en agence digitale. Chez L'Oréal, il faut s'accorder à la culture très entrepreneuriale de la maison. En vérité, je ne me destinais pas à travailler dans le numérique. Mais à l'université de Berkeley, j'ai suivi les cours d'Hal Ronald Varian [chief economist de Google depuis 2002] sur l'économie des réseaux. Cela a orienté ma carrière et j'ai rejoint Cap Gemini, puis Microsoft, où j'ai eu en charge les relations avec les start-up et l'écosystème de l'innovation.

 

Votre prédécesseur, Georges-Edouard Dias, n'avait pas le titre de CDO et n'a jamais été rattaché au comex, ce qui est votre cas. C'est une preuve de la détermination du groupe à engager la transformation digitale?

L.R. Je préfère parler d'accélération digitale, car le groupe avance sur le sujet depuis 2010. La création de ce poste de CDO se veut un signe fort pour incarner le changement et l'ambition. Mais cette fonction de proue a vocation à disparaître à terme.

 

Quelle est votre mission et quelles sont les ambitions du groupe?

L.R. Leader mondial de la beauté, le groupe L'Oréal doit logiquement devenir le leader de la beauté digitale sur l'engagement et l'expérience consommateurs, sur l'ensemble des points de contact. Ma mission est d'infuser le digital à tous les niveaux, dans toutes les divisions, et faire levier sur les force locales.

 

L'Oréal est un paquebot, avec 28 marques internationales présentes dans 78 pays. Comment allez-vous travailler?

L.R. L' équipe digitale Groupe – une quinzaine d'experts – doit rester agile et opérationnelle. J'ai à mes côtés un Digital Chief Operations Officer, Axel Adida, ancien d'Accenture, et un Digital Chief Innovation Officer, Xavier Marvaldi, ex-CEO de M6 Web et ancien directeur technique de Canalsat. Mais il y a déjà 700 personnes qui travaillent dans le digital au cœur des divisions, des marques et des pays. L'équipe digitale Groupe va déployer son action sur le terrain en «supportant» les équipes locales en mode commando [«growth hacking»] pour un certain nombre d'opérations pilotes, comme l'accélération de l'e-commerce aux Etats-Unis et en France, mais aussi dans des pays émergents très digitalisés, tels l'Indonésie et la Turquie. Nous nous appuierons sur les équipes locales pour les aider à déployer les stratégies, les talents, les organisations et les outils, et pour accompagner la bascule en ligne de nos circuits de distribution. Mon crédo, c'est l'«empowerment» et le terrain. Le digital est un sujet local.

 

Quelle est votre feuille de route?

L.R. Dans les dix-huit prochains mois, notre projet d'accélération vise l'e-commerce, les services et le branding. Le comex doit définir les objectifs partagés. Il y a aujourd'hui dans le groupe une myriade d'initiatives. Le vrai sujet, c'est le passage à un certain niveau d'échelle. Réfléchir de manière transversale et agile sera un moteur d'accélération, notamment sur notre stratégie de connexion avec le consommateur. Avec une seule devise: que l'expérience de toutes les marques sur tous les points de contacts soit pour le client la plus fluide et la plus satisfaisante. L'ambition est bien de réinventer nos marques pour qu'elles soient plus conversationnelles et plus engageantes, d'accompagner les clients avec des contenus excitants et utiles, de faciliter l'acte d'achat pour les conseiller au meilleur moment. Le digital peut apporter un service majeur dans le dilemme du choix. En un mot, il s'agit de personnaliser la relation.

 

Il y a débat sur l'utilisation des données privées. Quel est votre point de vue?

L.R. Data n'est pas un gros mot. Les consommatrices sont matures, elles sont prêtes à donner des informations personnelles si on leur fournit un service. Nike+ ou Facebook fonctionnent sur l'échange de données et ne réussissent que parce qu'ils apportent un service.

 

Vous avez envoyé une trentaine de patrons de pays faire un stage d'intégration digitale chez Google, Amazon, Vente-privée… Dans quel objectif?

L.R. Le Powerpoint, c'est bien, mais rien ne vaut d'aller sur place pour comprendre la vitesse à laquelle vont ces entreprises et comment se gèrent les bases de données. Au-delà de ces stages, L'Oréal doit s'ouvrir sur l'extérieur, sur de nouveaux partenaires, les GAFA, les Alibaba et Baidu en Chine, les Samsung et Microsoft, qui vont nous aider à délivrer de nouveaux services.

 

Que devient le rôle des agences?

L.R. Elles nous obligent à regarder à l'extérieur. Ce sont des aiguillons de créativité. C'est un jeu à plusieurs: il faut les GAFA et les agences pour créer un système d'innovation. Mais c'est vrai, le digital est dans une deuxième phase qui place le business au cœur. Cela concerne à la fois nos circuits de distribution et notre manière de les accompagner, mais aussi notre marketing qui doit évoluer, au-delà des campagnes de publicité, vers les services et l'engagement des consommatrices.

 

L'Oréal investit 15% de son budget de communication dans les médias digitaux et réalise 3% de son chiffre d'affaires dans l'e-commerce. C'est encore peu. Quelle est votre ambition?

LR. Avec 3%, dont la moitié dans le secteur luxe, nous nous situons dans la moyenne du marché. En Chine, l'e-commerce pèse pour 10%, et pour certaines marques, il peut représenter plus de 15%, comme chez Urban Decay et Clarisonic, moins distribuées, et qui ont un besoin impétueux de vendre en ligne, ou même 22% chez Kieh'ls, qui a son propre réseau de distribution. On va compter sur elles pour faire levier. Mais il y a une obligation d'accélérer dans l'e-commerce, à la fois pour suivre nos consommatrices qui font leur shopping de plus en plus en ligne – la beauté est le secteur qui connait la croissance en ligne la plus rapide, à +30% – et nos circuits de distribution qui basculent eux-mêmes sur internet. Les «brick & mortar» ne vont pas disparaître. L'enjeu pour L'Oréal est de s'adapter à ce mouvement de fond du marché tout en permettant la meilleure expérience «omnicanal», du «online» au «offline» et inversement.

 

Au-delà de l'e-commerce, le digital doit être un accélérateur de business, selon vous. Comment?

L.R. La plateforme d'e-commerce Eskin de Cosmétique Active, Dermacenter à l'international, qui propose des diagnostics, des recommandations produits et du webchat avec des experts beauté est une des clés du succès de nos initiatives d'e-commerce en Chine. Make Up Genius est un autre exemple emblématique de notre stratégie «produit + service» qui booste l'intention d'achat. C'est l'expérience de la catégorie «maquillage» toute entière qui est réinventée avec ce service permettant d'essayer virtuellement son maquillage. Cette application connaît un très grand succès et a déjà été téléchargée 1,6 million de fois aux Etats-Unis et en France. C'est une source d'informations précieuses des usages de nos consommatrices, qui nous permet, en amont, de réorienter notre catalogue produits et, en aval, de personnaliser nos interactions. Nous allons donc poursuivre le déploiement de Make Up Genius sur nos principales régions géographiques et très prochainement en Chine. Ce sera un véritable «game changer» pour l'industrie locale du maquillage, avec une dimension d'éducation inédite et un effet mode qui viendra dynamiser nos ventes. Nous allons pousser aussi plus loin les expériences de marque, particulièrement dans le luxe, à travers des réflexions sur la personnalisation produit. Le nouveau paradigme étant de passer de la beauté pour tous à la beauté pour chacun.

 

 

Dates clés

1977. Naissance à Sofia (Bulgarie).
2001. Diplômée de Sciences Po Paris.
2002. Master of sciences à Berkeley.
2003. College of Europe à Bruxelles et Ecole normale supérieure. Chef de cabinet, puis vice-présidente stratégie de Cap Gemini.
2007. Professeur en management de l'innovation à Sciences Po.
2008. Lance Bizpark, programme de soutien aux start-up de Microsoft.
2010. Directrice générale adjointe, puis en parallèle directrice générale Europe du Sud de Valtech.
Mars 2014. Chief Digital Officer du groupe L'Oréal.

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