Corporate
Plutôt que d’asséner de vains messages publicitaires à des consommateurs sans le sou, et si les annonceurs remontaient la chaîne d’un cran et aidaient ces personnes à trouver un emploi ?

Que feront les marques quand leurs publicités auront atteint leur degré d’efficacité maximal ? Imaginons. À force de multiplier les critères de ciblage – ne reculant pas même devant l’ADN –, et d’entraîner les algorithmes, le graal du « bon message au bon moment à la bonne personne » est atteint. À ce stade, d’un point de vue publicitaire, il n’y a rien de mieux que les annonceurs puissent essayer. Malgré tout, un caillou grippe la belle machine à consommer. Des millions de personnes ont beau avoir été touchées, rien à faire, elles ne « transforment pas ». En fait, plus de 3,5 millions d’entre elles sont au chômage. On en compte même 9 millions sous le seuil de pauvreté. Voilà les annonceurs coincés sous le plafond de verre du pouvoir d’achat. Pour débloquer la situation, ils se mettent alors à recruter les meilleures agences pour aider à allouer, cette fois, le bon emploi au bon moment à la bonne personne. Ils attaquent le problème à la racine et débloquent un gisement de consommation. Quand en 1914, Henry Ford doublait le salaire de ses ouvriers pour qu’ils achètent une Ford T (en réalité, pour baisser ses coûts), voilà que les entreprises aident un siècle plus tard les consommateurs à travailler pour qu’ils achètent leurs produits. Utopique ? L’expérience a été tentée en 2012 par la Fifth Third Bank aux États-Unis. Suite à la crise des subprimes, l’institution remarque que la moitié de ses clients en retard de paiement ont perdu leur emploi. Plutôt que de baisser les mensualités, elle missionne le cabinet Next Job pour les aider à retrouver un emploi. L’opération est un succès car sur 230 clients accompagnés, un tiers décrochera un job. L’un d’eux déclarera même dans les médias qu’il restera un « client à vie »

Pacte social

« L’idée que les entreprises s’engagent juste pour recruter de nouveaux consommateurs est une vision un peu sévère », tempère Benoît Lozé, directeur du planning stratégique d’Havas Paris, et auteur de L’observatoire des marques dans la cité. Le mécanisme étonnerait Adam Smith (père fondateur du libéralisme économique) lui-même, lui qui attribuait la qualité de notre pain non pas à la bienveillance du boulanger, mais à sa volonté de maximiser ses profits. Pourtant, cette idée folle suit son chemin. « Les inégalités atteignent un tel niveau qu’elles mettent en danger le système dans son ensemble. Lorsque la croissance repart et que les indicateurs économiques sont au vert, cela ne crée pas de cercle vertueux et toute une frange de la population est exclue de la consommation », observe Benoît Lozé. Les actions RSE, jusqu’à présent vues comme des externalités positives, ne suffisent plus. En janvier, Larry Fink, le patron de BlackRock, le plus grand gestionnaire d'actifs au monde, a exhorté les entreprises américaines à apporter « une contribution positive à la société ». « Cela peut paraître naïf mais cela marque un cap si bien que tous nos clients en parlent », témoigne le directeur du planning stratégique d’Havas Paris. En France, des voix comme celles d’Emmanuel Faber, PDG de Danone, suivent cette tendance de l’engagement. Sa filiale américaine Danonewave a obtenu mi-avril le label B-Corp, qui évalue son empreinte positive sur la société selon 200 critères. Un équivalent français de « l’entreprise à mission » devrait intégrer le projet de loi « Pacte », présenté le 2 mai.

Contre-emploi

Selon 81% des personnes interrogées par Havas Paris, « les États ont aujourd’hui plus que jamais besoin des entreprises pour les aider à transformer la société ». Encore faut-il que ces entreprises créent de l’emploi. « Nous voyons beaucoup de start-up créer des plateformes recrutant des auto-entrepreneurs, un modèle où l’on paie pour travailler, d’où le débat sur le revenu universel, car nous allons dans une société qui détruit de l’emploi… » pointe Ghislain Tenneson, directeur du planning stratégique de l’agence Marcel. À ses yeux, c’est l’occasion pour des entreprises de se distinguer par « un regard social sur l’emploi, qui peut passer par la formation, des relocalisations »… ou une aide à trouver un job. Et si les redoutables algorithmes publicitaires prêtaient main forte aux agents Pôle emploi ? « Nous pouvons imaginer un ciblage socio-démographique des candidats mais le plus dur sera de comprendre leurs motivations. La seule limite sera la possibilité de ciblage, car nous voyons monter un rejet de la data, à moins que l’intérêt perçu ne soit réel », poursuit Ghislain Tenneson. Et n'oublions pas le cadre du RGPD.

Image de marque

Au-delà des débouchés commerciaux, ces actions concrètes répondent à un enjeu d’image pour des marques attendues au tournant par l’opinion sur les réseaux sociaux. Quand Starbucks investit 250 millions de dollars pour inscrire 5 000 personnes à l’université, on peut se demander si cette initiative n’a pas plus d’impact, in fine, que la même somme investie en médias. Pour Benoît Lozé, cette mutation prend ses racines « dans la contre-culture américaine des années 60 représentée par le slogan utopiste et naïf "make the world a better place" ». C'est l’un des mantras de Mark Zuckerberg, l’homme à l’épicentre de la crise de confiance envers les entreprises technologiques suite au scandale Cambridge Analytica. Si, selon Havas Paris, les entreprises peuvent concilier performance économique et engagement sociétal, elles devront aussi veiller au respect de la démocratie – ce qu’étudiera l’agence en 2019 dans son nouvel observatoire. L’utopie et la dystopie sont les deux faces d’une même pièce.

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