Société
Éco-responsabilité, développement durable… Les entreprises pèsent dans la vie publique, et les consommateurs attendent de ces dernières qu’elles prennent une position sociale et environnementale.

Gilets jaunes, dérives poujado-nationalistes, crises migratoires, catastrophes climatiques, Brexit, Trump, Salvini, Orban, Bolsonaro : l’heure est au bouleversement, à la redistribution des cartes, et avec eux, une nécessité de réfléchir sur notre responsabilité collective.

Cette urgence doit inciter à quitter la « politique des petits pas » et à repenser les modèles économiques des agences. Elles ont un impératif catégorique au sens kantien du terme de s’interroger sur les conséquences sociétales et environnementales de leurs actes.

Une prise de conscience oblige les acteurs à embrasser un changement de paradigme majeur : dorénavant, les entreprises pèsent de plus en plus dans la vie publique, président les initiatives qui orientent et modèlent les regards, s’emparent de sujets qui touchent au bien-être de nos sociétés. Bref, les entreprises se substituent de plus en plus aux gouvernements.

Certains ont ouvert la voie : il y a plus de dix ans, Paul Polman, à la tête d’Unilever, a été pionnier en croyant au développement durable comme générateur de croissance pour ses marques. Le résultat est sans équivoque : l’entreprise a vu une croissance constante de ses revenus, deux fois plus élevés que ceux du marché, associée à une augmentation du profit et un retour positif sur son action de 290 %.

La question n’est donc plus de savoir s’il faut agir, mais plutôt comment agir. Car au-delà de l’engagement, il s’agit ici d’être juste, légitime, et véritablement en prise avec l’opinion publique.

Pour construire des marques à la fois responsables et proches des attentes des consommateurs, nous nous sommes intéressés à la notion d’utopie.

Pourquoi l’utopie ? Cette dernière a été imaginée au 16e siècle par Thomas More pour dénoncer les injustices et dérives de son temps. Les conditions de la genèse de cette pensée font écho à la conjoncture actuelle et aux aspirations des consommateurs : selon une étude récente d’Accenture, 56 % des consommateurs français souhaitent que les entreprises prennent position sur des valeurs sociales et environnementales ; 66 % affirment que leurs décisions d’achat sont influencées par les valeurs et les actions des dirigeants d’entreprise et 62 % par celles qui mettent en avant le respect de l’environnement.

Une attente d’engagement semble contagieuse à l’ensemble du secteur et nous a poussés à rencontrer trois riches personnalités, chacune porteuse de cette pensée, à son échelle : Sandrine Roudaut, communicante activiste, Antoine Sire, directeur de l’engagement d’entreprise de BNP Paribas, et Christelle Delarue, fondatrice de l’agence Mad & Women.

• L’utopie, une idée nécessaire à tout grand bouleversement.

Sandrine Roudaut, ancienne publicitaire et auteure de L’utopie, mode d’emploi (La Mer salée – Alternité), se fait l’apôtre aujourd’hui de l’utopie pour repenser le modèle économique dominant. Sans s’aventurer sur la voie incertaine de la désobéissance civile, elle prône néanmoins une approche radicale : « Tant que les objectifs ne sont pas radicaux, nous n’inventons rien de fondamental. » Or les solutions faciles, vertes ou « éco-responsables » nous assistent et nous endorment, diluant les responsabilités et suggérant à tort que le problème est résolu. Peut-on décemment avoir pour ambition une réduction de 15 % de la pollution de l’air alors qu’en France 48 000 personnes en meurent prématurément chaque année ? C’est aussi immoral et insensé qu’un esclavage -« -responsable », prônant un châtiment corporel mesuré.

À ses débuts au sein de l’Ademe, Sandrine Roudaut accompagne les entreprises en développement durable sur des projets de RSE. Elle travaille avec des ingénieurs environnementaux qui sont seuls habilités à communiquer. Très vite, elle est confrontée à l’évidence d’une faillite de la communication. L’usage d’un langage trop technique ou trop jargonneux ne s’adresse qu’aux experts, et oublie l’essence même de la communication : l’émission ET la réception d’un message. Elle se souvient : « On parlait de “parties prenantes” alors que personne ne possède l’air, la terre, l’eau. »

Elle s’est donc interrogée sur les manières de s’adresser aux différentes cibles. Face aux défis environnementaux, l’Homme ne doit pas seulement être érigé en bourreau, avec son lot de culpabilité accablante et paralysante, mais aussi en victime. Le recentrage sur l’humanité et un langage basé sur des mots plus proches, plus compréhensifs, doit créer une adhésion collective à l’urgence d’agir.

Sensible aux messages perçus derrière les mots, elle constate et regrette ceux choisis pour la question écologique : « Sur l’écologie, on s’est planté dans le récit au départ. Car le mot environnement est un malentendu fondateur. Comme si ce que nous devions préserver concernait uniquement notre extérieur, ce qui nous entoure, alors que nous en faisons partie à part entière. » Cette observation souligne, aujourd’hui plus que jamais, l’importance et la responsabilité de la communication. Il est impératif de réinventer un récit et un imaginaire plus justes et plus appropriables.

Un autre constat s’impose est que le curseur du non-politiquement correct a évolué. Il y a encore quelques années, Greenpeace faisait partie du camp des trublions, des porte-drapeaux de la désobéissance, volontiers caricaturé en épouvantail du monde politique. Dorénavant, l’organisation montre le chemin et est consultée comme interlocutrice de référence en matière de réflexion environnementale.

Prôner le changement radical ou croire en une utopie a surtout pour but de provoquer, non pas pour rechercher l’outrance mais pour susciter la réaction et l’action. Nous devons avoir des utopies, c’est-à-dire des projets radicaux, non négociables, tendus vers un objectif ambitieux. Ils n’excluent pas de petits projets ancillaires, au périmètre limité, plus expérimentaux, voués à explorer des pistes, quitte à les abandonner en cas de résultat décevant. C’est le concept anglo-saxon de « fail forward » : « Si l’on ne s’autorise pas l’imperfection, on ne s’autorise pas l’audace, la perfection tétanise, alors que l’imperfection libère », affirme Sandrine Roudaut.

• L’utopie, l’opportunité pour rappeler son rôle premier.

Dans une économie reconstruite des cendres de la crise des « subprimes », les acteurs bancaires doivent recréer les conditions d’écoute, de dialogue et de confiance avec les Français et incarner les valeurs de leur époque. Pour ce faire, Antoine Sire, directeur de l’engagement d’entreprise de BNP Paribas depuis 2017, a fait le choix de l’économie positive : « L’économie réelle est celle qui répond aux besoins des gens, or aujourd’hui les aspirations se polarisent autour d’une économie qui doit préserver la planète, les territoires et diminuer les inégalités individuelles. BNP se donne comme mission d’accompagner l’économie au cœur de cette transformation en ayant un impact positif sur la société. C’est l’économie positive. » Ainsi, la philanthropie doit être créatrice de business. Même si elle ne peut qu’occuper une place limitée, c’est grâce à elle que BNP Paribas s’est transformée et a mis l’impact positif au cœur de son business model.

Est-ce révolutionnaire ? Pas du tout. Est-ce nécessaire ? Plus que jamais ! Notamment pour lever le paradoxe entre ce que représente une banque cotée au CAC 40, symbole du capitalisme, et une démarche plus philanthropique. Cet engagement d’une banque autour d’enjeux sociétaux trouve racine dans les fondements même de BNP Paribas.

En effet, l’ancêtre de la BNP est le Comptoir national d’escompte de Paris, né au lendemain de la Révolution de 1848, alors que la faillite de la majorité des banques nécessitait un fond d’utilité publique pour soutenir le fonctionnement des PME (en l’occurrence les libraires et éditeurs). La création de Cetelem s’est inscrite également dans une démarche pionnière et a influencé l’évolution de la société : une démocratisation responsable des crédits a permis à toute la classe moyenne émergente d’après-guerre de s’équiper.

Ainsi, les premières activités de BNP Paribas ont été dictées par des besoins sociétaux. « Les excès de la finance ne sont pas une question de mission mais une question d’éthique. La crise des subprimes a révélé au monde que beaucoup de banques ont échoué dans leur mission par abandon de considérations éthiques et déontologiques. »

Aujourd’hui, BNP Paribas embrasse pleinement l’engagement d’entreprise autour de quatre sujets prioritaires : la transition écologique et énergétique, les jeunes qui ne trouvent pas leur place dans notre société, les entreprises à impact positif et, enfin, la dimension locale.

Dans les années 2000, BNP Paribas avait noué des relations particulières avec des territoires comme la Seine-Saint-Denis dont elle devient le premier employeur privé. Elle accompagne des engagements locaux forts avec l’implantation de son informatique à Montreuil et de son métier Securities Services à Pantin. En 2005 avec l’explosion des banlieues, la direction de BNP Paribas prend conscience de l’étendue du problème et crée le Projet Banlieues en accompagnant l’association « Nos quartiers ont du talent » via 250 collaborateurs devenus mentors des jeunes issus des quartiers défavorisés.

À côté de la politique inclusive des territoires, BNP Paribas prend des engagements en matière d’environnement : elle a été un des premiers mécènes sur la recherche climatique il y a dix ans. C’est aussi la première banque en Europe à cesser sa collaboration avec les entreprises actives dans les pétrole et gaz de schiste. La banque est l’une des leaders des « green bonds » [obligations environnementales], de l’investissement socialement responsable ou du financement des social business. Enfin, depuis fin 2017, BNP Paribas est devenu « carbone neutre ».

L’entreprise a aussi intégré les 17 objectifs de développement durable de l’ONU dans son projet d’entreprise – qui s’applique déjà à de grands projets agro-écologiques en Indonésie et en Inde.

• L’utopie, l’art de mettre le sujet sur la table.

La publicitaire Christelle Delarue a fondé l’agence Mad & Women en partant d’un constat simple : les femmes ont acquis un pouvoir économique important mais ne se retrouvent pas dans leur représentation médiatique. Elle a donc décidé de créer un modèle d’agence qui propose trois types d’activités : de la publicité classique pour promouvoir les femmes au sein des marques, de la communication interne pour les entreprises spécialisées sur les questions d’égalité et du mécénat artistique et culturel.

Pour cette patronne d’agence, les institutions ont aujourd’hui besoin du secteur privé pour faire avancer les débats sociétaux grâce au levier puissant des investissements médias. Selon elle, aucun doute : la publicité peut et doit être d’utilité publique. Cette posture n’oublie pas d’être stratégique car l’égalité paie : une campagne engagée pour cette cause génère un ROI de +26 % en comparaison d’une campagne ancrée dans les stéréotypes.

Les initiatives et campagnes mues par la volonté de dénoncer les inégalités de genre sont de plus en plus fréquentes, et constituent de véritables lueurs d’espoir. Elle cite, entre autres, celle de Always (#EndPeriodPoverty) qui s’attaque au ressenti face au cycle menstruel, celle d’Ariel India (#ShareTheLoad ) questionnant l’évidence du rôle des femmes face aux lessives quotidiennes, ou encore celle de Lynx (« Is it ok for guys »), faisant évoluer la séduction masculine du stéréotype traditionnel au droit à l’anticonformisme. Et la place des femmes n’est pas le seul terrain de position pour les marques. La justice sociale et l’écologie sont également des sujets d’envergure sur lesquels des marques montrent l’ambition d’allier enjeux commerciaux et engagement sociétal.

Patagonia, marque pionnière en termes d’engagement, a été une des premières à mettre le combat pour la préservation de la planète au cœur de son business model. Depuis 1985, Patagonia reverse 1 % de ses revenus aux associations et activistes qui protègent l’environnement. Fidèle à ses convictions, Patagonia s’est récemment illustrée par une action aussi généreuse qu’éclatante : à la faveur d’une nouvelle fiscalité, la société a bénéficié d’une économie d’impôts de 10 millions de dollars. Renonçant à de juteux bonus de fin d’année, l’équipe dirigeante a décidé de les reverser aux ONG environnementales. Ces initiatives engagées n’empêchent pas la marque de connaître une croissance insolente.

Dernièrement aux États-Unis, Nike s’est aventuré dans un espace ô combien polémique, opposant les partisans d’un patriotisme inconditionnel à ceux en faveur des droits des minorités. Portée par une accroche éloquente « Believe in something, even if it means sacrificing everything » [Croyez en quelque chose, même si cela signifie que vous devez tout sacrifier], la campagne a apporté son soutien à Colin Kaepernick, banni de son club pour avoir mis le genou à terre lors de l’hymne US, en solidarité avec le mouvement « Black lives matter ». Les risques commerciaux, craints au regard de l’ire répandue sur les réseaux sociaux, étaient néanmoins mesurés, ou tout au moins justement appréciés : au cours de cette période d’intense polémique la marque a engendré des bénéfices records.

Est-ce que tout cela simplifie le métier de publicitaire ? Probablement pas. Est-ce que ça le rend plus excitant ? Bien sûr !

La valeur ajoutée des agences n’a jamais été aussi cruciale et exigée, dans la pensée stratégique comme dans la production créative.

Chaque jour, elles créent, collectivement. C’est une chance : « L’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé » disait Théodore Monod.

Souvenons-nous d’une des pubs les plus puissantes de l’ industrie : celle d’Apple « Think Different » dont la voix off concluait  « The people who are crazy enough to think they can change the world are the ones who do » [Ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde sont ceux qui le font]. Même si Lee Clow, à l’origine de ce spot, vient de tirer sa révérence à une carrière magnifique, cette phrase n’a pas pris une ride. Mieux que ça, elle n’a jamais été autant d’actualité. Alors n’ayons pas peur d’être utopistes.

Soyons visionnaires, penser utopie, c’est accompagner les sociétés de demain. Soyons acteurs, penser utopie, c’est façonner les business du futur. Soyons engagés, penser utopie, c’est donner de la profondeur à notre métier.

Et faisons nôtre la devise de Michel-Ange pour qui rien de grand ne se fait sans penser grand : « Le plus grand danger pour la plupart d’entre nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignions. »

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