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Alors que le fait religieux revient en entreprise sous une forme nouvelle, des pistes existent pour aplanir les difficultés et trancher les cas litigieux.

La religion est-elle devenue la hantise des entreprises ? Une première affaire, fracassante, a porté la question sous le feu des projecteurs. En 2008, la crèche Baby Loup licencie une jeune femme au motif qu’elle porte un voile dans l’enceinte de l’entreprise. La salariée porte plainte mais les tribunaux donnent raison à deux reprises à l’employeur. En 2013, la chambre sociale de la Cour de cassation fait sensation en donnant raison à la jeune femme, estimant que l’entreprise étant un espace privé, le licenciement constituait « une discrimination en raison des convictions religieuses »… Un an plus tard, la Cour de cassation confirmait cependant la validité du licenciement.

Hijab de course

En début d’année, la question du voile est revenue avec Decathlon. L’enseigne spécialisée voulait « rendre le sport plus accessible ». Derrière cette motivation difficilement critiquable, le distributeur d’articles de sport souhaitait commercialiser un habit couvrant les cheveux et la nuque... suscitant aussitôt une levée de boucliers massive. Qualifié de « hijab de course », cet accessoire a valu à Decathlon des soupçons de « marketing communautariste ». La polémique grandissante a eu raison du produit qui a été vite remisé au rayon des faux pas comme le marketing en produit régulièrement.
En entreprise, trois grands types de manifestations s’avèrent plus ou moins problématiques, selon Denis Maillard, consultant et auteur de Quand la religion s’invite dans l’entreprise. Le premier a trait à l’organisation du travail et l’aménagement des horaires du fait de fêtes religieuses ou de temps de prière. Le deuxième porte sur la vie collective : faut-il des menus spéciaux respectant les interdits religieux de ses salariés confessionnalisés ? Le troisième type de manifestation concerne les revendications identitaires et regroupe les cas les plus nombreux, selon le chercheur : « Dans ce troisième champ, le problème surgit avec trois éléments : le port de signes comme le foulard religieux ; la relation entre collaborateurs de sexe différents ; enfin, il y a aussi le refus d’exécution de certaines tâches, qui est en augmentation. »

L'appui du règlement intérieur

À Rouen, le consultant a travaillé avec une entreprise dont un manutentionnaire-chauffeur-livreur a par exemple refusé de décharger des caisses d’alcool en prétextant un interdit religieux. « L’employeur est allé voir un imam qui est venu expliquer à son salarié qu’il pouvait décharger ces caisses, raconte Denis Maillard. Mais la semaine suivante, c’est le salarié qui est venu avec un autre imam qui a expliqué l’inverse… » Conclusion : inutile de s’aventurer dans le domaine théologique. « Il faut rester dans le domaine de la relation contractuelle, du droit du travail et expliquer au salarié qu’il a signé un contrat et que dès lors il savait à quoi il s’exposait », résume le chercheur.
Un outil, trop souvent négligé, peut s’avérer particulièrement utile : le règlement intérieur. « La loi El Khomri indique qu’il peut intégrer des dispositions pour limiter l’expression du fait religieux », rappelle Denis Maillard. Rédigé par l’employeur, ce document est présenté aux représentants du personnel avant d’être diffusé au personnel de l’entreprise. Les salariés qui ne respectent pas ces dispositions s’exposent à une sanction.
Prévoir une concertation avant la rédaction du règlement intérieur peut aplanir bien des difficultés. Denis Maillard en a fait un point essentiel dans une démarche entamée dans une pharmacie de banlieue dont certaines préparatrices étaient voilées. « Au bout d’un moment, beaucoup de clients ne voulaient plus être servis que par ces préparatrices, raconte le chercheur. Le chef d’entreprise voulait supprimer le voile. » Le risque de perdre des clients se sentant exclus était en effet bien réel. Mais comment faire admettre ce retour à une stricte laïcité ? Après réflexion, il est apparu que délivrer un médicament se rapprochait d’un acte de soins. « Puisque l’opinion ou la religion de la personne à soigner ne doivent pas entrer en ligne de compte, alors le client n’a pas à connaître non plus la religion ou les opinions des préparatrices », a fait valoir Denis Maillard.

Jurisprudence

Il restait à déterminer si cette limitation devait s’appliquer uniquement dans l’espace ouvert au public ou aussi dans l’espace réservé aux salariés. « La loi El Khomri n’est pas claire sur ce point, explique Denis Maillard. La CJUE [Cour de justice de l'Union européenne] a statué que le règlement intérieur peut limiter l’expression de la croyance vis-à-vis des clients mais elle ne précise rien sur le reste de l’entreprise. Il va donc falloir de la jurisprudence pour statuer sur le reste. » D’autres cas ont toutes les chances de surgir. Un voile peut être perçu de façon plus ou moins problématique suivant que l’on a affaire à une salariée en contact avec le public, ou à une employée d'un centre d’appel. Au fil des polémiques et des jugements, un point d’équilibre va sans doute émerger. En la matière, la patience est de mise comme l’a démontré la lente décantation de la loi sur la laïcité au XXe siècle.

Trois questions à...

Denis Maillard, auteur de Quand la religion s’invite dans l’entreprise.


En quoi le fait religieux actuel est-il spécifique ?
Aujourd’hui, le fait religieux est le fait des salariés qui veulent pouvoir prier par exemple. Et c’est un fait visible. Alors que les prêtres-ouvriers n’étaient pas très visibles. Aujourd’hui, être croyant c’est le montrer. Enfin, troisième point, le fait religieux est essentiellement musulman pour des raisons à la fois historiques, sociologiques et théologiques.

Le fait religieux dans l’entreprise est-il récent ?
Non, il n’est pas nouveau. Il y a un siècle, le fait religieux était un fait patronal. Les ouvriers travaillaient dans des ateliers où souvent étaient accrochés des crucifix. Dans le centre du quartier ouvrier de Michelin, à Clermont-Ferrand, il y avait même une Église (Jésus Ouvrier) et l’on vérifiait que les salariés aillent bien à la messe.


Comment a évolué cette situation ?

Ce paternalisme a reculé du fait de l’extension de l’État-providence, de la montée du syndicalisme et de l’autonomie croissante des salariés. Aujourd’hui, il n’y a plus de visibilité de la croyance des employeurs dans l’entreprise. La CFTC [Confédération française des travailleurs chrétiens], née en 1919, est issue de la doctrine sociale de l’Église et a donné naissance à la CFDT en 1964 qui est déconfessionnalisée. Il y a eu des prêtres-ouvriers dans les années 50 et 60 mais ils cherchaient à partager le sort des ouvriers plutôt que d’être dans une attitude de prosélytisme.

 

 

Encadré (s'il y a de la place)

 

La doctrine de l'UE

La Cour de justice de l’Union européenne a rendu un avis le 14 mars 2017 dans lequel elle déclare qu’« une règle interne d’une entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux ne constitue pas une discrimination directe. » En d’autres termes, une entreprise privée a le droit de licencier un salarié qui refuserait d’enlever, dans l’exercice de son travail, un signe ostensible de conviction. Cela ne contredit pas la directive européenne sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (directive du 27 novembre 2000).

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