Design
En devenant de grands écrans sans bordures, les smartphones, comme les paquets de cigarettes neutres, ont fini par tous se ressembler. Un défi pour imposer ses codes, d’autant que le mimétisme n’est pas rare dans le secteur.

Méfiance ! Si vous prévoyez de développer une application pour iPhone, lorsque vous en dessinerez l’interface, surtout, «n’essayez pas de masquer les coins arrondis ni le logement comprenant les capteurs» présents en haut de la face avant de l’appareil. Cette mise en garde est inscrite noir sur blanc dans les «Human interface guidelines» d’Apple, soit les lignes directrices édictées à l’attention des développeurs. Vous l’avez sans doute remarqué : depuis l’arrivée de l’iPhone X en septembre 2017, les mobiles présentent à peu près tous cette protubérance sur le bord supérieur de l’écran. Celle-ci contient appareil photo, haut-parleur et autres capteurs d’identification. Quel ne fut pas l’étonnement des observateurs lorsque le PDG Tim Cook la révéla... La presse la qualifia vite de «notch», soit une «encoche». Que dis-je, une péninsule ! Car ce choix a divisé… et fait parler. Quoi de mieux alors pour identifier le dernier iPhone ? Cette contrainte technique permet à Apple de revendiquer un écran «de bord à bord», c’est-à-dire, qui recouvre quasi-entièrement le boîtier. En fait cette encoche est une presqu’île ayant survécu à la montée des eaux, dernier territoire d’expression de marque menacé par l’innovation. Voilà où en serait cette industrie. Et encore : la plupart des constructeurs l’ont désormais adoptée. «Des influenceurs nous demandent des appareils pour du placement produit mais nous nous y refusons car il y a un problème d’attribution», confesse l’un d’eux.

Rectangles noirs, coins ronds

«Les smartphones étaient de plus en plus grands [confer les phablettes en 2010, à cheval entre smartphones et tablettes], ce n’était pas possible d’aller plus loin. C’est pour cela que depuis trois ans, on va vers une optimisation du ratio entre l’écran et le boîtier», constate Akis Evangelidis, vice-président de OnePlus France, fabricant chinois de smartphones premium. Avant, il n’y avait déjà pas grand-chose à se mettre sous la dent pour se démarquer : le bouton «Home» catalysait ainsi l’essentiel des expressions de marques, tantôt rond, tantôt rectangulaire… On se souvient du méga-procès entre Apple et Samsung en 2012. Condamné à verser 1 milliard de dollars, le sud-coréen s’était vu accusé d’avoir violé trois brevets :  l’un sur la forme de rectangle arrondi sur le bouton Home, un autre définissant la face avant avec une bordure et un bouton d’accueil et un dernier protégeant la grille d’icônes sur l’écran. Ce procès est le jalon qui marque l’entrée du secteur dans une offre de rectangles noirs à coins ronds.

«Avant, le produit était l’élément de différenciation. On reconnaissait un Nokia par son pavé numérique et ses coques colorées, un Motorola par son clapet, ou un BlackBerry par son clavier Azerty, mais aujourd’hui la différence se joue sur l’expérience», recadre Christophe Pradère, cofondateur de BETC Design. C’est bien pour cela que Jony Ive, le pape du design chez Apple, a vu son périmètre inclure le logiciel en plus du matériel en 2012. «Après iTunes, Apple continue d’enrichir ses services pour étendre son territoire de marque. Ce qui a fait le succès de l’iPhone, c’est aussi la qualité des application référencées, avec une sorte de direction artistique», continue Christophe Pradère. Mais en fait, pour l’essentiel des autres fabricants, la partie logicielle est elle aussi uniformisée… car propulsée par Android, qui s’arroge 75% de parts de marché en France selon Kantar World Panel. Le pari pour ces marques (Huawei, Samsung, LG…) est d’autant plus compliqué qu’elles ont beau concevoir leur propre interface, Android est si personnalisable que les utilisateurs peuvent vite effacer toutes velléités identitaires avec leur propre agencement, et les fameux thèmes. Et quid de la troisième voie incarnée en 2013 par Microsoft qui avait racheté Nokia 5,4 milliards ? Un feu de paille.

Les Chinois donnent le « la »

Si la messe est dite côté face, ce n’est pas mieux côté pile. Avec un prix moyen en constante hausse, passé de 313 dollars en 2017 selon IDC, à 345 euros en 2018, et des références du secteur au-delà des 1 000 euros, nul besoin de préciser que les possesseurs protègent leur petit bijou. Voilà des mois de R&D balayés par une épaisse coque… Une protection transparente qui sera jaunâtre dans six mois, une autre avec des oreilles de lapin, et les paillettes, parlons-en ! Pour garder la maîtrise, côté OnePlus, on crée ses propres coques. En bambou par exemple. «Nous misons sur la finesse et nous voulons conserver cet aspect», pointe son VP. Citons aussi les collaborations avec Collette, Jean-Charles de Castelbajac ou McLaren, qui emmènent les appareils hors des sentiers battus. Les plus fins limiers auront noté qu’à l’arrière aussi, survit un îlot : le capteur vidéo. Un, deux, trois… Leur nombre ne cesse de croître, jusqu’à cinq yeux globuleux pour le Nokia 9 PureView, qui rappelle les heures les plus sombres du marché des rasoirs multilames.

La bonne nouvelle est que les dernières technologies d’écrans Oled entrouvrent de nouvelles portes, dont l’encoche ne serait qu’une des premières expressions. Samsung est allé un cran plus loin sur ses Galaxy de dixième génération en créant une sorte de poinçon carrément sur l’écran : celui-ci contient l’appareil photo. Le chinois Vivo explore avec l’Apex 2019 la voie du «sans» : sans bordures, sans encoche, sans boutons, sans ports… Plus réaliste, le Vivo Nex cache l’appareil dans le boîtier, et le fait sortir de façon escamotable en cas de selfie. Ce que disent ces projets est aussi que désormais, les fabricants chinois ne font plus que copier, mais tentent de donner le “la”. C’est précisément ce qu’a fait Huawei avec son Mate X, premier smartphone 100% pliable présenté en mars 2019, qui a de plus réussi à voler la vedette au Galaxy Fold de Samsung, présenté pourtant dans le même temps. En attendant que cette technologie ne devienne accessible, les fabricants continuent de s’en remettre aux expériences en point de vente et aux accessoires pour étendre leur territoire de marque. Les AirPods sont un bon exemple récent. Qui porte ces écouteurs blancs sans fil dans les oreilles, donne un indice évident sur la marque de son smartphone.

Chiffre clé

345 euros. Prix moyen d’un smartphone en 2018 (source : IDC).

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