Communication
Manifestations à répétition, violences, nombreux blessés... L'image de la police est écornée. Après être resté impassible pendant plus d'un an, le gouvernement tente une inflexion dans son discours, en lançant notamment une convention citoyenne pour restaurer la confiance. Mission impossible ?

Le croc-en-jambes passerait pour clownesque s’il ne traduisait pas un grand malaise. Dans une vidéo parue sur internet à la suite des manifestations du 9 janvier à Toulouse, une jeune femme se fait « raccompagner » par des policiers. Les forces de l’ordre (FDO) l’encadrent, sans tension apparente, un policier cagoulé au premier plan fixe la caméra avec un regard froid, se décale et d’un coup, de dos, lui fait un croche-pied pour qu’elle s’étale de tout son long. Un geste bien volontaire, tout près de poteaux, qui aurait pu s'avérer dramatique. Puis, sans la regarder, sans état d’âme, le fonctionnaire reprend sa route. Cette vidéo, vue plusieurs millions de fois, bouleverse. La victime semble davantage choquée que blessée et la vidéo paraît sans gravité en comparaison des mains arrachées et des yeux perdus. Mais la sournoiserie, l’espièglerie et l’impunité du geste choquent. Pourquoi cet acte gratuit ? C’est toute la question de la légitimité de la force, en débat depuis des mois, qui s’affiche. Cette séquence est venue en outre couronner une semaine bien compliquée pour la Police. 

Le 3 janvier, on apprend le décès de Cédric Chouviat, un livreur de 42 ans, père de cinq enfants, mort par asphyxie à la suite d’un contrôle routier, hors de toute manifestation. Le 8 janvier, un policier est mis en examen pour «violence volontaire avec arme» à Bordeaux, après avoir frappé un Gilet jaune un an auparavant. Le même jour, on apprend que le directeur de la Police nationale démissionne, en faisant valoir ses droits à la retraite à 62 ans, «lessivé» après une année «marquée par des épisodes extrêmement rugueux de maintien de l’ordre», annonce Le Monde.  

Depuis l’été 2018, la tension est forte entre la police française et la population. « Les gestes anti-police se multiplient, il y a une radicalisation des relations », estime Éric Giuly, président de Clai. À l’image du slogan ACAB (« All cops are bastards »), acronyme insultant pour la police, taggé de plus en plus souvent, ou des slogans incitant au suicide, très durs pour une profession déjà fortement touchée par ces drames. Pourtant, les récents sondages de l’Ifop d'août 2019 ne pointaient aucun décrochage de l’image de la police en France, avec la confiance de 50% des Français, en progression de trois points par rapport à 2015. Idem pour celui d’Elabe en avril 2019. Mais cet hiver est particulier. « Certes il y a des sondages toujours positifs sur la police, mais effectivement un point de bascule n'est pas impossible », estime Nicolas Castex, spécialisé en communication politique et fondateur de Everybody Knows. Et ce n’est pas le succès des Misérables, le film de Ladj Ly sur les violences policières en banlieue, avec presque 2 millions d’entrées au cinéma, qui contredirait la réalité du divorce entre la police et la population. Même le gouvernement a bien saisi que l'image de cette institution devenait problématique.

Le samedi 11 janvier, dans le cadre de la réalisation d’un livre blanc sur la sécurité intérieure initié à l'automne 2019, le ministère de l’Intérieur a lancé des «états généraux» de la police française. Une convention citoyenne. Une centaine de français tirés au sort par l’Ifop plancheront sur le sujet. Dans son discours, le ministre Christophe Castaner frise l’autocritique : « L'usage de la force doit être toujours, en toutes circonstances, proportionné et maîtrisé. Jamais excessif, encore moins gratuit. » Concédant que « nous avons besoin de confiance mutuelle, durable, entre les Français et leurs forces de sécurité. » Le 25 janvier, ces citoyens établiront des propositions sur le sujet. Il y a du pain sur la planche, car le bouclier des forces de l’ordre se fissure.

Attraction-répulsion 

« D’un pur point de vue de communication, l’image de la police est aujourd’hui brouillée, estime Clément Leonarduzzi, président de Publicis Consultants. La relation entre la police et les Français ressemble à une relation d’attraction-répulsion. On applaudit lorsqu’elle est au plus près des dramatiques attentats de janvier et novembre 2015, on se recueille devant le sacrifice d’Arnaud Beltrame, mais on rage devant la violence et le non-respect des procédures. » Les Français ont toujours adoré détester leurs képis. « Si on regarde l’histoire, depuis les années 30, les périodes où la police est populaire sont rares, recadre Éric Giuly. Et on se souvient d’épisodes comme la sévère répression contre les indépendantistes (meurtres d’Algériens, affaire du métro Charonne en 1962), la fermeture des sidérurgies, la première loi anti-casseurs… » L’histoire de France est émaillée de sombres répressions et de violences allant jusqu’aux meurtres.

Seule détentrice de la force légitime en démocratie, la police française est reconnue pour son savoir-faire de la France en termes de « maintien de l’ordre ». « La doctrine qui prévaut en France, pas juste avec la création des CRS ou la gestion pendant mai 1968, c’est, dans les manifestations, de contenir les violences plutôt que de les empêcher, et d’éviter les risques de bavure par un usage limité de la force. Ainsi, l’État acceptait plutôt qu’il y ait des dégradations, des vitrines brisées, des voitures brûlées, pour éviter les risques d’un maintien de l’ordre trop musclé », explique Stéphane Fouks, vice-président d'Havas Group. Les CRS acceptent d'être houspillés, ce qui n’est pas le cas partout dans le monde, où les émeutes peuvent rapidement laisser place à des morts. Seulement, depuis 2018, la question de la légitimité de la violence employée prend de l'ampleur.

L’affaire Benalla, par exemple, a mis à rude épreuve la question des intentions policières, quand un cadre de l’Élysée peut « s’amuser » à exercer une répression sur les manifestants. Quid du bien-fondé de la force étatique quand elle est un loisir ? Derrière l’homme, c’est bien à l’institution que le coup a été porté. Ensuite sont arrivés les Gilets jaunes, l’agressivité des casseurs, les saccages de monuments, et les dégradations en boucle à la télévision. « Le gouvernement a alors procédé à un changement de philosophie face à la violence, analyse Stéphane Fouks. Après avoir été trop critiqué sur sa culture historique d’un maintien de l’ordre “laxiste”, il a basculé pour pratiquer une politique de maintien de l’ordre plus répressive. Et là, le problème est devenu compliqué. Vous demandez aux forces d’aller au contact. Mais avec quelles brides ? »

Pour le spécialiste, c'est une question de communication managériale, avec des injonctions contradictoires qui n’ont pas été formulées et qui demandaient de vrais discours construits. « Donner l’ordre de réprimer mais sans faire mal, c’est compliqué ! », estime-t-il. Les forces de l’ordre ont-elles été livrées à elles-mêmes, sans règles claires ? Cela expliquerait les images choquantes des lycéens de Meaux, en décembre 2018, adossés contre un mur. Des images dignes d’une scène de guerre, filmées par un policier lui-même, ironisant sur la situation, se targuant de son pouvoir : « Voilà une classe qui se tient sage ! ». Encore un coup symbolique porté au bouclier légitime de la violence étatique, choquant tous les parents. À cette époque, la France ne saisit pas la proportion entre violence des manifestations et répressions policières. Chaque samedi, pourtant, apporte son lot de blessés, d’éborgnés au LBD (lanceur de balles de défense), de crânes fendus, de mains arrachées, répertoriées et contextualisées minutieusement par le journaliste David Dufresne (2248 blessés côté manifestants dont 25 éborgnés et 5 mains arrachées). Voire de morts « indirectes » – en tout cas non encore imputées directement aux opérations de police – mais embarrassantes, comme Steve Maia Canico, mort noyé à Nantes, ou Zineb Redouane à Marseille. Et tout cela se produit au cœur de grandes villes. Dans un article de Slate de juillet dernier, la sociologue Vanessa Codaccioni estime que « puisque la police s’en est prise à des individus qui ne venaient pas des banlieues, ça a changé la perception des violences et de la police de manière générale. »

Un gouvernement dans le déni

En parallèle, un autre coup est porté à la fonction policière. « Le débat sur les féminicides, et notamment l’accueil des victimes, a entaché la réputation des policiers, en attaquant sur une valeur fondamentale : la proximité », analyse Assaël Adary, fondateur du cabinet Occurrence, le cabinet d’études indépendant qui « compte » les manifestants. Mais le coup de grâce porté à la légitimité sera le déni du gouvernement. « On ne peut pas se satisfaire, dans une démocratie, de perdre ses mains, ses yeux. On doit s’interroger sur les techniques policières, tance Éric Giuly. Il faut un discours qui soit du “en même temps” : afficher son soutien global à la police, mais sanctionner face à des manquements avérés. C’est ce balancier qui fait l’image de la police. » Au lieu de cela, Christophe Castaner a rejeté toute idée de violence policière. Emmanuel Macron allant jusqu’à dire, pendant le grand débat, que ce terme était « inacceptable » dans un État de droit. « Cette attitude de fermeture complète n’est pas la meilleure en termes de communication vis-à-vis des français », tranche Éric Giuly. Pire : elle a annihilé toute légitimité. Dans l’opinion, puisque tout est légitime, le mot perd son sens et plus rien n’est légitime.

« C’était une erreur de ne pas tirer la sonnette d’alarme, s’accorde Stéphane Fouks. Quand vous ne le faites pas, vous ne définissez pas de ligne. La hiérarchie policière est devenue otage de ses troupes. Si vous n’édictez pas les règles, vous êtes contraints d’être solidaire de tout. » Le piège médiatique, lentement, exacerbé par les vidéos prises au portable sur les réseaux sociaux (lire encadré), s’est refermé sur le pouvoir, l’obligeant à ne plus regarder. « Dénoncer les excès de certains n’est pas mettre tous les policiers dans le même sac, affirme Clément Leonarduzzi. Parler de violences policières ne doit pas être tabou, à condition de ne pas tout amalgamer. » De son côté, Stéphane Fouks souligne que « l’opinion publique aspire au maintien de l’ordre. Elle peut comprendre et faire la différence. » Alors pourquoi ce choix du silence ?

La raison est d’abord politique : « Le président chasse des électeurs davantage à droite qu’à gauche », estime un conseiller politique. Mais aussi préservation des effectifs. « Il faut mobiliser les troupes dans de telles circonstances, les maintenir motivées, estime Éric Giuly. Le soutien complet et permanent est plus facile à gérer que de se dissocier de certains comportements. Mais cette vision ne peut pas durer éternellement. » Alors que faire ? « C’est la question de la doctrine du maintien de l’ordre qui est au cœur des débats : quelles actions, quels moyens, mais aussi quels contrôles, quelle prévention, quelles sanctions ? », estime Clément Leonarduzzi. D’où la convention citoyenne lancée par le ministère avec l’Ifop. « Il faut clarifier également les différents corps de métiers entre CRS, police, gendarmerie, IGPN, considère pour sa part Assaël Adary. Définir leur rôle et le cadre de leur exercice ». « Il n’est jamais trop tard pour fixer une doctrine », argue de son côté Stéphane Fouks. Même si « la gestion de l'image de la police n'est pas une simple affaire de ministère, selon Nicolas Castex, et encore moins d'artifice de concertation façon Ifop. En bonne institution régalienne, elle n’a pas la culture de l’écoute. » Gérée par le Service d’information et de communication de la Police nationale (Sicop), la seule communication, cette fois, ne suffira pas pour restaurer la confiance et tempérer la surenchère de violence. 

Le téléphone au cœur de l’image

L’image de la police, c’est aussi celle qu’on filme, à tout bout de champ. « Les réseaux sociaux ont un effet loupe indéniable dans le sentiment d’une multiplication des excès, des abus et des actes illégaux », affirme Clément Leonarduzzi, président de Publicis Consultants. Pour les manifestants, le portable est devenu un miroir dressé face à la police, un moyen de défense. « Mais il exacerbe aussi les tensions. Être filmé comme cela, policier ou non, est vécu comme une agression », estime Assaël Adary, président d’Occurrence. Le portable change les comportements. Le sénateur Jean-Pierre Grand, membre des Républicains, avait proposé un projet de loi visant à interdire de filmer les forces de l’ordre ou partager les images. Retoqué. Difficilement tenable à notre époque. Même les policiers se filment désormais: «réel contre réel».

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