Consommation
Outre la recherche, l’alimentation, la mode ou encore le luxe, la beauté, cosmétiques en tête, doit rendre des comptes face à la mouvance cruelty free. Simple prélude à d’autres secteurs d’activité?

[Cet article a initialement été publié le 21 septembre 2020]

 

C’est un épisode qui est passé sous les radars médiatiques cet été. Ou plutôt son scénario, hautement instructif tant il en dit long sur l’importance que prend la thématique de la cruauté animale dans le débat public. Ayant eu vent d’une opération d’ampleur prévue par L214 pour dénoncer le sort des poulets commercialisés par l’enseigne, Lidl a immédiatement réagi. Quelques heures plus tard, le discounter, pourtant réputé pour son inflexibilité en affaires, tentait de désamorcer la bombe avec un engagement en bonne et due forme pour améliorer les conditions d’élevage des oiseaux. « Un engagement au rabais », regrette Brigitte Gothière, cofondatrice de la puissante association, qui ne désespère pas de faire plier le géant de la grande distribution comme ce fut le cas « en moins d’une journée » pour Intermarché. Un exemple qui illustre le chemin parcouru par L214 et ses idées, douze ans après leur naissance. « On prêchait un peu dans le désert. Aujourd’hui, c’est nettement plus facile de faire entendre notre voix, notamment dans les médias. L214 a un rôle moteur et a contribué à porter cette question sur le devant de la scène. Au niveau philosophique, politique, économique mais aussi pratico-pratique », souligne-t-elle au sujet du virage structurel à prendre pour l’industrie agroalimentaire, contrainte de revoir sa copie en urgence.  

Bien-être animal exigé 

« D’autres indices montrent que cette préoccupation monte en puissance et que cela va se poursuivre », appuie-t-elle en référence aux prises de position d’un dirigeant comme Emmanuel Faber, le PDG de Danone se disant publiquement favorable aux actions de l’association, ou aux choix stratégiques opérés par des multinationales telles que Nestlé, qui s’est délesté fin 2019 de l’activité charcutière Herta pour conserver uniquement les gammes végétariennes de la marque. Un symbole fort, miroir des attentes des consommateurs. Mais si le secteur alimentaire est concerné, il n’est pas seul. « Le sujet de la cruauté animale est loin d’être neuf avec des marques de mode et de luxe engagées depuis les années 90, dans le sillage du poids pris par un acteur comme PETA », rappelle Isabelle Rosello, directrice conseil corporate au sein de l’agence Mazarine, qui va plus loin. « Avec les nouvelles générations qui arrivent sur le marché, la question devient plus large. On passe d’une logique cruelty free à une logique plus inclusive d’animal welfare », pointe cette dernière. Un concept du bien-être animal actuellement scruté de près dans le secteur de la beauté. En particulier les cosmétiques, sur lesquels fleurissent les sigles en tous genres. Leaping Bunny, One Voice, Cruelty Free Cosmetics, Choose Cruelty Free, One Welfare, Animal Welfare Approved… Un tel foisonnement est évidemment révélateur. « C’est LE sujet qui traumatise en ce moment les poids lourds du secteur », corrobore Isabelle Rossello, qui en veut pour preuve le succès rencontré parallèlement par les marques dites alternatives. « Cela fait désormais partie des engagements attendus et avec le temps, les clients vont se tourner de plus en plus vers les produits naturels et vegan. On le voit à l’émergence de références comme Lush, Forever, Couleur Caramel ou encore Urban Decay. Sans oublier The Body Shop, marque activiste et engagée par excellence », poursuit-elle. Un procès d’autant plus difficile à accepter pour les premiers intéressés que les normes ont drastiquement évolué ces dernières années. « Le groupe L’Oréal n’a pas attendu la réglementation européenne de 2013 pour agir puisqu’il a cessé tous les tests sur les animaux pour ses produits finis dès 1989 », précise Isabelle Orquevaux Hary, directrice scientifique et réglementaire du groupe en France, rappelant en parallèle le rôle précurseur de L’Oréal dans la conception de procédés de substitution. Développement de peau artificielle, méthodes alternatives validées par l’OCDE, qui en recense près de 200 à l’heure actuelle… « On a du mal à comprendre cet acharnement, plus particulièrement sur les réseaux sociaux », ajoute-t-elle, alors que le groupe s’est lancé dans un exercice de transparence où il n’hésite pas à évoquer le cas problématique du marché chinois. « Les autorités chinoises conduisent encore des tests sur animaux pour certains produits cosmétiques. Mais les choses changent à force de faire la démonstration que ces tests ne sont pas nécessaires pour garantir la sécurité du produit et du consommateur. En 2014, ils ont ainsi été abandonnés pour les produits de nos marques fabriqués en Chine comme les shampooings, les gels douches et les produits du visage. En outre, la réglementation est en cours d’évolution. On attend maintenant les applications pratiques », relève-t-elle. Insuffisant visiblement pour convaincre certains, en dépit des efforts fournis pour assurer au maximum la traçabilité des matières premières. « La supply chain a longtemps été le chaînon manquant pour ces marques internationales. Mais les normes éthiques sont aujourd’hui très régulées. Et la RSE, auparavant saupoudrée çà et là, est devenue centrale dans la stratégie, en témoigne l’évolution contemporaine des organigrammes. Tous les grands groupes disposent désormais de règles en interne et d’indicateurs afin de pouvoir montrer patte blanche sur le sujet », constate pour sa part Isabelle Rosello. Alors, où est-ce que le bât blesse ? La réponse est à chercher dans l’interprétation très poussée qui peut se faire du terme bien-être. Qui plus est animal… Autrement formulé, ce phénomène pourrait-il concerner à terme d’autres secteurs jusqu’alors préservés ? 

La souffrance du coléoptère 

« C’est déjà le cas des cirques, des zoos, des animaleries ou, dans un tout autre registre, des produits d’entretien. Il n’y a pas de raison que cela ne fasse pas tache d’huile. En réalité, c’est un sujet extrêmement consensuel. Qui voudrait avoir la souffrance d’un animal sur la conscience ? », interroge Sébastien Genty, à la tête du planning stratégique de DDB Paris. En poussant le raisonnement, s’ouvrent des perspectives vertigineuses. La construction d’une maison justifie-t-elle la souffrance du coléoptère broyé par la pelleteuse ? L’activité d’un dératiseur peut-elle autoriser les douleurs imposées à ces rongeurs ? Et le céréalier bio a-t-il le droit de commettre un tel génocide en moissonnant ? « C’est un sujet à multiples tiroirs que les marques doivent manipuler avec précaution. Personne n’est totalement irréprochable, surtout si le curseur monte. De surcroît, il faut se méfier de l’effet de loupe médiatique. Le véganisme est en plein essor, mais il reste marginal à l’échelle de la population. Et si lutter contre la souffrance animale fait l’unanimité, les Français ne sont pas opposés à la consommation de viande. Le cas du foie gras est emblématique de ces forces contradictoires », développe Olivier Altmann, à la tête de l’agence Altmann+Pacreau. « C’est un thème très sensible puisqu’il renvoie à des notions comme le rapport à la nature, l’alimentation ou les traditions. Mais aussi à des notions refoulées par la société comme la douleur et la mort », analyse encore le publicitaire. De là à parler d’utopie ? « Par principe, la présence de l’être humain ne peut être neutre », répond en creux Sébastien Genty, qui ne voit « pas de limites » à cette tendance « à partir du moment où il existe des solutions alternatives attractives et accessibles ». Signe que pour soigner leur désirabilité, les marques pourraient ériger le respect animal au rang de nouvelle martingale.

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