Santé
Alors que les premiers vaccins anti-Covid pourraient être disponibles dès fin 2020, la communication autour de cette arrivée imminente reste particulièrement mesurée. En cause : des enjeux croisés sans précédent pour les institutions, les laboratoires et la population.

La nouvelle, rendue publique le 9 novembre, a fait l’effet d’une bombe, dont les secousses sont allées jusqu’à faire chuter le cours en Bourse de Zoom, devenu un incontournable du télétravail en temps de pandémie. En annonçant disposer d’un vaccin efficace à 90 % contre le coronavirus, Pfizer, associé à l’allemand Biontech, a donc dégainé le premier, suivi dans les jours suivants par Moderna et Astrazeneca. En attendant la cohorte des candidats déclarés, composée entre autres du français Sanofi, de l’américain Janssen (Johnson & Johnson) ou encore des chinois Sinovac et Sinopharm. « À terme, ce sont plusieurs dizaines de vaccins qui pourraient être utilisés et il s’agira quoiqu’il en soit d’un effort collectif, aucun laboratoire n’ayant les moyens de développer à lui seul les doses nécessaires », contextualise Alain Sivan, à la tête des activités santé du groupe Omnicom dans l’Hexagone, évoquant un cas de figure aux allures de « première pour l’industrie pharmaceutique ».

Casse-tête insoluble ?

Autrement dit, l’espoir de sauver des vies et de pouvoir lutter efficacement contre le Covid-19, qui paralyse une grande partie de la planète depuis près d’un an, n’a jamais été aussi grand. Et pourtant. Entre le manque de recul et la communication minimaliste des institutions et des laboratoires, de multiples inconnues demeurent, alors que les échéances approchent à grands pas. Emmanuel Macron n’a-t-il pas lui-même annoncé que la vaccination pourrait démarrer « fin décembre, début janvier » pour les personnes les plus fragiles ? En réalité, les pouvoirs publics sont face à un dilemme qui pourrait se résumer ainsi : comment répondre en temps réel à une situation exceptionnelle et dramatique sans disposer de la visibilité nécessaire - ou tout du moins de certaines garanties essentielles - pour occuper le champ public, connu pour se nourrir de plus en plus régulièrement du pire face au vide ?

Un exercice complexe à plus d’un titre que les laboratoires, pourtant au centre du jeu, se sont épargnés à la faveur d’un système de responsabilité régalienne faisant des gouvernements les premiers concernés. « Même s’il reste conditionné à des niveaux d’innocuité et d’efficacité, le système de précommandes déplace mécaniquement le curseur des laboratoires vers l’État, dans un contexte de polarisation des débats autour du vaccin particulièrement criante dans le pays », confirme Matthias Moreau, CEO de Publicis Health France, au sujet d’une charge supplémentaire dont se serait probablement bien passé l’exécutif alors que les négociations entre l’UE, l’État et les laboratoires battent leur plein, dans un secret dont les informations filtrent au compte-gouttes.

« Sauver le monde » 

Actrice majeure de l’actualité ces dernières semaines, en position de force, l’industrie pharmaceutique vit pour sa part une période « extrêmement positive », relève Alain Sivan, en écho à une « prouesse industrielle pour une fois valorisée » en lieu et place de la réputation abîmée que se traîne Big Pharma. « Il y a un côté qui va sauver le monde et à ce titre, Pfizer a marqué durablement les esprits », complète Matthias Moreau, également conscient que la préférence de marque auprès des professionnels de santé et des patients sera à terme un enjeu de premier plan.

« Cette performance est de nature à redonner de la crédibilité au secteur, d’autant plus que les laboratoires ont respecté leur rôle en se limitant aux faits. On aurait pu craindre une surcommunication de la part d’acteurs dont les prises de parole se limitent le plus souvent à la communication financière. Il n’en a rien été. On n’a pas vu par exemple les laboratoires courir les plateaux TV », développe Alain Sivan, quant à une sobriété s’articulant autour de l’avancée des essais et des pourcentages, clés de voûte des communiqués. « Il s’agit d’une approche de marché jamais vue jusqu’à présent, différente de celle habituellement pratiquée pour d’autres vaccins ou médicaments, d’où des enjeux de communication boulersés », pointe pour sa part Matthias Moreau, CEO de Publicis Health en France, en écho à des délais de recherche et de production drastiquement réduits notamment.

« La séquence à laquelle nous avons assisté s’apparente ni plus ni moins qu’à une course aux annonces, dont les codes se rapprochent par moments de ceux des produits tech ! Mais l’ordre d’arrivée sur le marché ou l’efficacité présumée n’a pas réellement d’importance puisqu’il n’y aura que des gagnants et que tous les vaccins seront globalement efficients. Non seulement l’opération sera rentable pour tout le monde mais ce sera plus que cela. On peut légitimement parler de produit d’appel pour toute l’industrie pharma-com », plante en guise de décor Philippe Huot-Louradour, à la tête de l’innovation et de la technologie du réseau santé Havas Health & You en Europe, tablant sur une campagne de vaccination qui devrait se dérouler en deux temps : « le premier pour les publics prioritaires tandis que le second s’appuiera plutôt sur les vaccins dont le développement est moins avancé, disponibles au mieux cet été ». En d’autres termes, les laboratoires, même s’ils restent en concurrence, ont toutes les cartes en main pour faire de cette pandémie la plus importante cash machine de leur histoire.

Politique de la prudence

Du côté du gouvernement, la situation est diamétralement opposée et la communication nettement plus famélique que celle des laboratoires. Une politique de la prudence qui peut se comprendre, eu égard aux nombreux aléas qui persistent et à la priorité consistant à organiser la campagne nationale de vaccination. Et si le président et le Premier ministre ont affiné ces derniers jours le calendrier initial, la stratégie de communication reste dans l’attente. Tout juste sait-on que cette vaccination, qui se fera en cinq phases, ne sera pas obligatoire, « ce qui avait évidemment pour but de rassurer », analyse Alain Sivan. « Ce qui est au moins aussi intéressant que l’efficacité, c’est la sécurité, qui constitue à l’heure actuelle le chaînon manquant en termes de communication. À ce titre, les produits de la première vague vont être particulièrement surveillés et c’est un sujet qui soulève de nombreuses questions », alerte Philippe Huot-Louradour quant à une problématique cruciale de santé publique.

En atteste par exemple le cas d’Astrazeneca, dont un cadre supérieur expliquait à Reuters fin juillet que le laboratoire s’était vu accorder une protection contre les futures réclamations en responsabilité du fait des produits liés à son vaccin. Un accord conclu par la plupart des pays avec lesquels il avait alors conclu des accords d'approvisionnement… Conséquence : « le principal enjeu va désormais consister à convaincre la population de la nécessité individuelle et collective de ce vaccin, en France tout particulièrement, où la défiance est bien plus forte que chez les voisins européens », souligne-t-il. « Mais tant que ce manque de visibilité perdure, il donne du grain à moudre aux anti-vaccins », ne peut que constater Matthias Moreau à propos d’une exception française pour le moins inquiétante.

Antivaccin et antisystème

C’est un chiffre qui fait parler dans le pays qui a vu naître Pasteur : seul un Français sur deux accepterait de se faire vacciner contre le Covid-19, révélait le 12 novembre une enquête Odoxa menée avec Dentsu Consulting pour Le Figaro et Franceinfo. « Il en va en France de la science comme de la politique : on y place un niveau d’attente si élevé que l’on est vite déçu car ce n’est jamais parfait. C’est ainsi qu’on est l’un des pays ayant la plus mauvaise image au monde des laboratoires », observe Gaël Sliman, président d’Odoxa, encore aussi surpris deux semaines après la publication du baromètre. « Quand on annonce un vaccin efficace à 95% à un Français, il gardera en tête qu’il n’est pas efficace dans 5% des cas… », schématise-t-il. Les chiffres lui donnent au moins partiellement raison. Face au vaccin, 31% se méfient et disent vouloir recouper les informations avec une autre source - mais laquelle ? - et 15% refusent tout vaccin…

« La progression de ces antivaccins est spectaculaire : elle a augmenté de 50% (cinq points) en moins de dix ans », relève Odoxa, selon qui « il y a une corrélation forte entre le fait d’être antivaccin et antisystème ». Pour Gaël Sliman, c’est vers ce tiers d’indécis que doit être fléchée une campagne pour défendre le vaccin anti-Covid. Si campagne il y a ? Contactée à ce sujet, Santé Publique France n’a pas souhaité répondre ni préciser si une campagne était envisagée. « Il serait pourtant opportun de le faire dès maintenant, le temps presse », prône de son côté Philippe Huot-Louradour. Car à l’instar d’une élection présidentielle, c’est la frange de la population hésitante qui peut tout faire basculer, recherche d’immunité collective oblige. Le dirigeant d’Odoxa reste malgré tout sceptique sur l’efficacité de ce genre de message civique qui « marcherait dans un pays du Nord mais qui a plus de mal à passer en France ». Une chose est sûre : les laboratoires profitent d’une visibilité organique sans précédent. Mais aussi d’une « publicité inédite » faite par les médias, comme le relève Bruno Toussaint, directeur éditorial de la revue indépendante Prescrire. Nul doute que dans ces conditions, la campagne de l’année 2021 est toute trouvée.

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