Musique
Tombée en obsolescence, la cassette audio connaît un regain de popularité inattendu. De là à connaître un retour en grâce aussi durable que le vinyle ? Rien n’est moins sûr.

Les tendances sont-elles un éternel recommencement ? À en voir la résurrection de la cassette audio ces dernières années, on pourrait s’en convaincre. Alors que son inventeur Lodewijk Frederik Ottens, dit Lou Ottens, s’en est allé le 6 mars dernier, plusieurs artistes phares remettent au goût du jour un objet tombé en désuétude depuis sa création en 1963 : Lady Gaga, Dua Lipa ou Selena Gomez pour ne citer qu’elles. Sans oublier la place centrale occupée par la « K7 » dans des séries à succès récentes comme Stranger Things ou 13 Reasons Why, dans laquelle une lycéenne ayant mis fin à ses jours laisse plusieurs enregistrements à un camarade pour permettre de déchiffrer son geste. Plus de doute, « même s’il s’agit d’un marché de niche, la demande s’amplifie », témoigne Jean-Luc Renou, à la tête de Mulann, l’une des deux seules entreprises au monde à produire actuellement des cassettes audio, depuis son usine d’Avranches (Manche).

« Alors qu’au lancement de l’activité commerciale en 2019, le rythme de production se situait aux alentours de 9 000 unités mensuelles, nous tournons actuellement à une moyenne de 30 000 cassettes par mois », poursuit le dirigeant, dont la société, placée en redressement judiciaire, devrait faire sous peu l’objet d’une reprise. « Et cela va ne pas s’arrêter. Ce n’est pas un simple effet de mode », pronostique celui pour qui « la cassette va retrouver une place dans le futur ».

Phénomène international

Ce filon, Romain Boudruche et Matthieu Mazières l’ont également identifié. Autant dire que les deux hommes, à l’origine du lancement de We Are Rewind, partagent sensiblement le même avis. Car qui dit cassette audio dit de préférence walkman. Un autre objet culte des années 80 sur lequel les fondateurs ont misé avec le développement et la commercialisation d’un baladeur revisité tant sur le plan du design - épuré - que des fonctionnalités - batterie au lithium rechargeable, prise jack, Bluetooth... « Tout est parti du film Les Gardiens de la Galaxie, dans lequel le TPS-L2, modèle mythique de Sony, joue un rôle clé, et d’un article quant à la difficulté de trouver des walkmans qui ne soient pas vendus à prix d’or ou de qualité médiocre », retrace Romain Boudruche. Deux ans et demi après que l’idée a germé, le duo touche au but. « Pour être sincère, cela dépasse nos attentes puisque les 3000 pièces en précommande sont déjà toutes parties », ajoute-t-il en écho à des commandes issues de « revendeurs un peu partout à l’international », pour un baladeur vendu 129 euros pièce (89 euros en précommande).

Le phénomène serait donc général. Au Royaume-Uni, les ventes ont même doublé en 2020. Un essor qui en rappelle un autre, forcément. Celui du vinyle, prédécesseur historique dont le retour au premier plan ne se dément pas au fil des ans. Rien qu’au premier semestre 2020, les ventes de « galettes » ont dépassé celles de CD aux États-Unis, une première depuis 1986. Et en France, les vinyles écoulés sont passées de 900 000 à 4,1 millions entre 2015 et 2019, selon le décompte du Syndicat national des éditeurs phonographiques (Snep). De quoi alimenter le fantasme d’une trajectoire similaire ?

Flagrant délit de fétichisme

La question mérite d’être posée. Même si une évidence s’impose. « La qualité du son souffrira toujours de la comparaison, tout comme la conservation de la cassette vis-à-vis du vinyle », considère Laurent Cochini, directeur général de l’agence de design sonore Sixième Son. Même analyse de la part d’Alex Jaffray, cofondateur de Start-Rec et chroniqueur musical dans l’émission Télématin, pour qui ce sont plutôt « l’objet en lui-même et ce qu’il véhicule » qui pourraient permettre à la cassette de ne pas retomber aussi vite sans l'oubli. « À l’image du vinyle, la cassette et le walkman sont dotés d’un capital esthétique répondant aux canons du vintage », relève-t-il quant au basculement qui s’opère. Mais au-delà, l’engouement s’explique aussi pour une autre raison : le ras-le-bol du tout numérique. « À l’époque où la cassette a été lancée, elle constituait une innovation, favorisant le passage à une écoute mobile de la musique. Depuis, l’usage est allé dans ce sens. L’aboutissement a été la dématérialisation pure et dure vis-à-vis du support. Le retour à la cassette va à rebours de cette logique et constitue une réaffirmation de la matérialité », analyse François Peretti, planneur stratégique et membre fondateur du collectif Nicky. Autre argument plaidant en faveur d’un fétichisme caractérisé, les valeurs - liberté en tête - associées à un objet permettant en son temps de composer pour la première fois ses propres mixtapes. « Sa réadoption est en fait la réappropriation d’un imaginaire que ceux qui l’opèrent n’ont pas forcément connu », note-t-il. Car si la cassette est un marqueur générationnel indéniable, il séduit au-delà de son socle originel, y compris donc chez les moins de 35 ans. Et pour cause.

Épidémie de nostalgie

« C’est le sens que prend un mot comme nostalgie, du grec nostos (le retour) et algos (la douleur) : cette volonté inassouvissable de revenir vers ce qui nous échappe irrémédiablement. Zygmunt Bauman notait il y a quelques années le passage d’une “épidémie de frénésie progressiste’’ à une épidémie globale de nostalgie’’. Parce qu’on le charge symboliquement de toutes les incertitudes, le futur pousse l’homme à la régression : l’après se dérobe donc on se tourne vers ce qui a été et ce qui est acquis. Même si ce phénomène est très nouveau dans son intensité, toutes les époques ont recyclé leur passé. Ce qui change, c’est que cette récupération s’opère dans un temps beaucoup plus réduit, à partir d’une époque toujours moins éloignée de notre présent », constate François Peretti.

« Selon Fredric Jameson, cette néo-nostalgie s’opère selon deux modalités. La schizophrénie, car on ne parvient plus à dissocier les époques. Et le pastiche, car le recyclage de l’objet pour renouveler les esthétiques ne renouvelle en réalité rien du tout. Ce qui pose une double question fondamentale. Dans quoi pourra-t-on se réfugier lorsque nous aurons épuisé tous nos imaginaires ? Et peut-on créer une esthétique qui ne soit pas qu’une répétition ? », interroge-t-il. Probablement pas de quoi vexer Lou Ottens. Alors que l’ancien ingénieur chez Philips a été célébré pour son invention révolutionnaire, lui estimait n’avoir « rien fait de spécial ».

Chiffre clé

100 milliards. Nombre de cassettes audio produites dans le monde depuis sa création en 1963.

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