Création
Alors que toutes les marques se torturent sur leur raison d'être, et que la crise du covid engendre plutôt la mélancolie, l'humour, registre-star de la publicité, n'a plus la cote, et serait même devenu un terrain miné...

Sortez vos mouchoirs ? Depuis maintenant presque une décennie, il semblerait que, dans la pub, on ait coincé les zygomatiques. Disparu, le boyau de la rigolade ? « Oui, et je le déplore totalement !, soupire Faustin Claverie, executive creative director à TBWA Paris. Tu te demandes s’il n’est pas devenu vulgaire de faire rire. Dans le milieu, tout le monde s’en plaint, mais dans les festivals, ce qui prend des prix, c’est tout ce qui tourne autour du “purpose”, du « je vais sauver le monde ».

L’on se souvient pourtant avec encore aux lèvres, un demi sourire, des grandes années de la comédie à la française : la saga Loto de la fin des années 1990-début 2000, sa fameuse Françoise et son jouissif « Au revoir président », les cartons pleins de Canal+, machine à marrades et à prix, avec « L’Ours » ou « La Marche de l’Empereur », les caustiques campagnes pour Le Parisien, ou encore l’irrésistible saga Eurostar – période Gabriel Gaultier.

Comédies « dans la vraie pub »

Toute une époque… Après un âge publicitaire franchement fendard, avec, certes, ses délires et ses outrances mais aussi ses potacheries de cancres, notre ère covidée serait-elle celle des pisse-froid, des sentencieux, des premiers de la classe un peu pénibles ? « Mais de quelle publicité parle-t-on ?, se demande Etienne de Laharpe, directeur du planning stratégique de BETC Shopper. Si on parle des grands films de marque et des bêtes à festival, oui, l’époque est au lacrymal et à la surenchère de vertu. En même temps, les grands films de marque n’ont jamais été follement drôles. En revanche, du côté de la vraie pub que les gens voient tous les jours, et qui nous fait vivre, ça regorge de comédies. En radio, il n’y a que ça. En télé, il y en a plein : Lidl et “On est mal patron !”, les sosies de Cetelem, les sagas CIC et Crédit Mutuel, la Maaf… Il y a encore plein de jeux de mots débiles sur les murs et les écrans. Tous les jours des community managers sortent des “punchlines” incroyables. Bref, on aime ou on n’aime pas mais l’humour reste un registre massivement utilisé. »

« Je ne sais pas si l'on ne peut plus rire de rien, mais on ne peut pas rire tout le temps, estime pour sa part Sébastien Genty, managing director et head of strategic planning à DDB Paris. Les agences et les annonceurs se retrouvent pris en pince par une double injonction : d’un côté, tout ce qui relève de la “raison d’être”, du “purpose”, de l’autre, une explosion de la société de l’entertainment. Avec, au milieu, une pression constante sur l’efficacité… » 

« Obsession pour les réseaux sociaux »

D’autant que, si l’humour pouvait, il n’y a pas si longtemps, faire figure de facilité, il apparaît aujourd’hui comme un terrain miné. « C’est désormais une prise de risque : on dit qu’on peut “rire de tout mais pas avec n’importe qui”. En publicité, nous avons tout le temps la contrainte de rire avec tout le monde… », résume Faustin Claverie. Par conséquent, le registre qui prédomine ne serait pas la franche hilarité mais plutôt l’extrême frilosité. « En temps de crise, l’équation n’est pas simple : il faut que la publicité soit une respiration mais elle ne doit pas non plus être hors-sol et surtout ne pas sembler minimiser les difficultés réelles des gens. Si on ajoute à ça la parano permanente du bad buzz, forcément, oui, ça grince moins, la comédie est plus gentillette et consensuelle. On produit beaucoup de gentils sourires et bien plus rarement des grosses barres de rire, remarque Etienne de Laharpe. Cela dit, j’ai l’impression que l’humour est beaucoup plus bridé par la réglementation que par le politiquement correct. Tout doit tellement être sans danger et sans outrance. Un film totalement barré comme Orangina rouge “Mais pourquoi est-il aussi méchant ?” serait impossible à faire aujourd’hui. »

En cause, en partie, les réseaux sociaux, capitonnés de rire gras, mais aussi baignés par les flots astringents du vinaigre des bien-pensants. « Si tu prends comme boussole l’indignation sur les réseaux sociaux, tu es mort !, lâche Clément Scherrer, head of strategic planning et associate director de Buzzman. Ce n’est pas "on ne peut plus rien dire", c’est "on ne veut plus rien dire" : on voit des annonceurs qui dépensent des millions dans des campagnes au GRP pas possible et qui s’arrachent les cheveux sur un tweet critique qui aura fait 11 likes… C’est l’obsession pour les réseaux sociaux qui est malsaine, pas le politiquement correct. »

Wokisme sur le banc des accusés

Pourtant – moment « boomer » - on entend beaucoup cette complainte, formulée ouvertement ou pas : la génération Z aurait perdu la compréhension de certains registres de l’humour : l’ironie, l’acerbe, l’humour noir. Avec, au banc des accusés, le « wokisme », nouveau nom de la bien-pensance : « Qui bride qui ? Qui utilise qui ? s’interroge Etienne de Laharpe. La publicité n’a pas attendu le “wokisme” pour vendre de l’identité et quand Louboutin s’associe à Assa Traoré, c’est plutôt le “wokisme” qui devient une nouvelle ressource créative. Régulièrement, des oracles nous prédisent la fin de la publicité avec l’arrivée d’une génération qui n’a rien, mais alors vraiment rien à voir avec les précédentes. C'est le jeu, on aime se faire peur. » « Chaque génération a un rapport différent avec la précédente, mais surtout, elle a des problématiques différentes, tempèrent de leur côté Youri Guerassimov et Gaëtan du Peloux, directeurs de la création chez Marcel. La GenZ a parfaitement conscience des inégalités sociales et du défi environnemental. Ce sont deux sujets de société qui occupent une place importante dans leurs esprits, et tant mieux. Mais ça ne leur interdit pas pour autant de se marrer ! À notre époque, dans les années 90, on n’entendait parler que de chômage et le sida mais on se marrait quand même ! »

Alors, allons-nous nous « marrer » dans ces années 2020 qui ne débutent pas franchement dans les esclaffements ? « On va au-devant d’une période de légèreté où l’humour va avoir sa place et où on n’aura plus envie de pubs tire-larmes », prédit Clément Scherrer. Sébastien Genty ne dit pas autre chose : « Peut-être que dans cette période plombée par le covid, le rire va devenir d’utilité publique, en tant qu’il peut redonner l’envie d’agir. » Demain, les lendemains qui se poilent ?

« Le rire a envahi l’espace économique »



Alain Vaillant, professeur de littérature française à  Paris-Nanterre, est le co-auteur, avec Matthieu Letourneux, d’une somme sur l’humour, L’Empire du rire – XIXe XXIe siècle (Éditions CNRS).



Vous expliquez dans votre ouvrage que, déjà en 1830, Balzac, dans un article de journal, s’en prend « à la morosité ambiante » et en appelle, contre ce qu’il nomme le « protestantisme moral » qui sévirait en France, à la « renaissance de la gaieté nationale ». Le débat sur « On ne peut plus rire de rien » a-t-il toujours existé ?

Alain Vaillant. « On riait mieux avant » et « on ne peut plus rire de rien » : ces clichés se retrouvent périodiquement, à peu près inchangés, depuis le 19e siècle. Ces idées, qui alimentent une perpétuelle nostalgie du rire, découlent du contraste troublant entre l’émotion du rire, qui est très puissante, et l’insignifiance ou la banalité de ses objets : c’est d’ailleurs ce contraste qui fait que, bien à tort, on maîtrise la culture du rire, qu’on juge alors négligeable. Mais c’est aussi ce contraste qui nous fait rêver à des moments où le rire aurait eu plus de consistance, et qui n’ont bien sûr jamais existé.



Quelles sont les spécificités du rire français ?

La culture française du rire est censée être plus agressive, avec un côté persifleur. Dans les pays anglo-saxons, on pratique plutôt un rire de connivence. Pour résumer : quand deux Français se rencontrent, ils se moquent l’un de l’autre. Lorsque deux Américains se rencontrent, ils se moquent d’eux-mêmes.



Vous évoquez « les publicités omniprésentes dans nos vies quotidiennes et qui, dans la quasi-totalité, ressemblent à des gags ou à des petits sketches ». Pourquoi privilégient-elles ce registre ?

Ce qui me frappe, c’est à quel point, aujourd’hui, le rire a envahi l’espace social et le système économique. C’est particulièrement parlant dans la publicité : il faut que le consommateur sente qu’il n’est pas dangereux pour lui de dépenser son argent. Le rire permet de voiler et d’atténuer dans la transaction commerciale la confrontation née des intérêts divergents de l’acheteur et du vendeur.



En quoi le rire est-il lié au développement des société capitalistes ?

Les sociétés marchandes et capitalistes ont substitué l’échange à la confrontation armée. Or l’échange, malgré les rapports de force ou de domination qu’il institue, implique le rapport paisible à l’autre, le relâchement qui permettra la relation contractuelle : la culture du rire et l’économie marchande vont de pair ; nos sociétés occidentales libérales sont aussi, par nature, des sociétés humoristiques.



Selon vous, « l'Esprit Canal » a été l'un des tournants de l'histoire du rire français. Pour quelles raisons ?

Selon moi, il existe deux moments privilégiés dans l’histoire du rire français : la naissance de l’humour moderne, dans les colonnes du Chat noir et sous la signature de notre génie national du « fumisme », Alphonse Allais ; puis l’épanouissement de ce que l’on a appelé l’ « Esprit Canal ». Cet esprit, inspiré des Monty Python mais aussi de l’humour new yorkais avec des références comme le Saturday Night Live, fut l’une des rares périodes où le rire a été placé au centre dans la création culturelle.



Quelles sont les tonalités du rire contemporain dans les médias ?

La singularité du rire médiatique contemporain est son dédoublement entre un rire mainstream et le rire à la fois plus agressif et plus ciblé des réseaux sociaux. Le premier envahit les écrans de télévision et est de plus en plus conçu pour diffuser massivement une ambiance joyeuse de bonne humeur et de « feel good » (notamment grâce à des émissions où des chroniqueurs complices blaguent ensemble, comme une bande de copains et sous les regards des téléspectateurs invités à se joindre virtuellement à la compagnie). Le deuxième s’autorise au contraire d’une diffusion (en principe !) plus limitée et mieux contrôlée pour libérer un rire nettement plus satirique, plus inventif mais aussi moins politiquement correct. La question est bien sûr de savoir jusqu’à quand peuvent coexister deux rires si différents, entre deux espaces assez peu étanches l’un à l’autre. Les débats actuels sur la violence verbale des réseaux sociaux montrent assez que la situation est très évolutive.



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