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Laure de Carayon, fondatrice d'Asia Loopers, revient sur la croissance et les problématiques liées à l'Inde. Son cabinet de conseil et rendez-vous annuel China Connect a changé de nom, diversifié ses activités et s'est étendu en Asie, pour s'adapter à la nouvelle donne internationale.

China Connect a passé un cap pour s'étendre plus largement en Asie, et ne plus se restreindre à la Chine. Pourquoi ce choix ? 

Laure de Carayon. C’était déjà l’esprit de la 10e édition qui n’a pas pu se tenir en mars 2020, dont le thème était «What’s next after China golden decade». Nous avions invité un peu plus de speakers que les années précédentes, ayant des responsabilités « Asie Pacifique ». Malgré la prépondérance de la Chine, d’autres pays de la zone asiatique ont également des écosystèmes internet propres très puissants, qui coexistent avec les Gafa, et jouissent d’une forte croissance. C’est le cas de l’Inde, notamment. Malgré cette nouvelle vague de Covid-19 meurtrière, d’après les dernières perspectives du Fonds monétaire international [FMI], le pays garde la plus forte croissance en 2021 : c’est le deuxième pays le plus peuplé du monde, avec 600 millions de personnes âgées de moins de 30 ans, le deuxième contributeur à la croissance du PIB mondial après la Chine, et il devrait l’être jusqu'en 2025. L’économie digitale devrait représenter 20% du PIB indien en 2025 vs 7-8% aujourd’hui. En outre, le nombre d’internautes passera de 700 millions (deuxième après la Chine) en 2020 à 974 millions en 2025 (500 millions pour les internautes mobiles en 2023). Pour donner une idée, on prévoit que l'e-commerce devrait croître de 1200% d'ici à 2026. Alors indubitablement, l’Inde sera le prochain géant asiatique. Et Asia Loopers va l’étudier de près, en tant que pionnier dans le décryptage des cultures et écosystèmes complexes, indispensable à la transformation business.

 

D'ailleurs, vous développez aussi de nouvelles activités pour votre cabinet. Est-ce une demande des marques ?  

Nous nous adaptons à ce nouveau périmètre. Il s’agit de déployer et de structurer l’offre. Une offre « Educate » : conseil, conférence, workshop comme nous le faisions avec China Connect, une nouvelle offre « Match-making » entre détenteurs de projets et conseillers, avec un prisme plus régional, et une offre « Information » pour partager l’actualité consumer et tech en Asie.

 

Le marché mondial se focalise-t-il beaucoup plus vers l'Asie et notamment l'Inde selon vous. La crise sanitaire a-t-elle joué un rôle dans ce mouvement ? L'a-t-elle accéléré ?  

Non, la crise n’a pas à mon sens joué de rôle - si ce n’est d’avoir mis l'Inde à la une comme le premier fabricant de vaccin. Klaus Schwab a annoncé en ouverture du Davos virtuel en janvier, que l’Asie représentera en 2021, 50% du PIB mondial et 50% aussi de la population mondiale. Le Fonds monétaire international place depuis des mois déjà l’Inde en première position en termes de croissance mondiale, devant la Chine et les États-Unis. Si le pays, comme le monde entier, a vu sa croissance baisser au cœur de la crise, celle-ci résiste. Le prochain milliard et demi de consommateurs, avec une forte population jeune – contrairement à la Chine - représente bien « la prochaine frontière ». Et à l'image de tout ce qui se passe pour le monde entier, à nouveau, la crise a accéléré la digitalisation du pays.

 

Et c’est cela qui vous a décidé à passer ce cap ?

Deux événements économiques et géopolitiques dans la région ont été des facteurs accélérateurs de mon intérêt pour l’Inde. Les incidents entre la Chine et  l’Inde à l’été 2020, qui ont eu pour conséquence le bannissement en cascade de centaines d’applications chinoises ayant une forte adoption sur le marché indien (TikTok, WeChat, Alipay, Weibo, Baidu Maps…). Il faut noter que la digitalisation de l’économie indienne trouve beaucoup d’inspiration dans les modèles chinois. La Chine finance énormément l’innovation indienne. Le climat en faveur d’une souveraineté numérique accrue, que nous constatons dans beaucoup d’endroits du monde, dont l’Europe, est déjà en cours dans l’agenda indien. Enfin, et c’est important, la signature à l’automne 2020 du plus grand accord mondial de libre-échange régional, RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), entre 15 pays de l’Asean (L'Association des Nations d'Asie du Sud-Est), équivalant à environ 30 % du PIB et qui concerne 2 milliards de personnes. L’Inde a choisi de ne pas en faire partie et de rejoindre la coalition menée par les États-Unis et la France, alors que le Japon, la Corée ou encore l’Australie ont rejoint le RCEP. Cet accord est très important. Il dessine de nouveaux rapports de force dans la région entre l’Ouest et l’Est, entre les Gafa et les écosystèmes internet nationaux et ou régionaux en Asie Pacifique. 

 

Quels sont les secteurs qui ont le vent en poupe en Inde selon vous ? Dans lesquels reste-t-il tout à faire ? 

À ce jour, l’e-commerce, les paiements en ligne, la santé et l’éducation sont parmi les secteurs en forte croissance - comme dans beaucoup de pays qui connaissent un développement rapide de la classe moyenne et de son pouvoir d’achat, en même temps que l’accélération de la digitalisation de l’économie. Sans oublier les nombreux programmes publics type Skill India, Start-up India, Digital India… et réformes. Mais il ne faut pas oublier que, comme pour la Chine, nourrir 1,3 milliard d’indiens est une priorité : le secteur de l’agritech connaît un boom (il y aurait plus de mille start-up en 2020), soutenu par la pénétration d’internet dans les zones rurales, l’intérêt des investisseurs et la rapide transformation digitale due au covid.

 

Quid des conditions administratives pour se lancer en Inde, lorsqu’on est une marque ? Est-ce plus complexe ou moins complexe qu'en Chine ?

Il faut, pour s’établir en Inde, créer une structure légale. Trois possibilités se présentent alors : un bureau de liaison (sans activité commerciale), un bureau de projet (particulier ou spécifique) ou un Private Limited. Ce dernier est le plus recommandé, car il permet de démarrer une activité commerciale. L’inde a fait beaucoup d’efforts. Selon la Banque mondiale, le pays est passé de la 130e place en 2016 à la 63e en 2020, au classement des pays sur la « facilité à faire des affaires (Ease of doing Business) » pour les compagnies étrangères. À titre de comparaison, la Chine est en 31e position et la France, 32e.

 

Que conseillerez-vous à une marque qui souhaiterait se lancer là-bas ? 

Comme pour tout marché, finalement. Il est important de comprendre le potentiel du marché, les consommateurs indiens, de prendre en compte les nombreuses langues vernaculaires indiennes - locales, régionales - de ce pays fédéral. De bien prendre le temps de tester avant de lancer, et de ne pas s’y jeter. Il faut savoir être patient et s’investir sur le long terme. Il y a évidemment quelques points de ressemblance avec la Chine.

 

La crise sanitaire a révélé des questions d'ordre plus politiques sur la mondialisation (écologie, climat...). Et en fond, sur les démocraties de manière générale avec des consommateurs plus engagés (question des Ouïghours…). Pensez-vous que ces questions puissent être, à terme, un frein à certains développements des échanges commerciaux entre l'Occident et l'Asie ? 

Le sujet dépasse les seules démocraties et consommateurs, et concernent aussi les entreprises. L’écho mondial et instantané que trouvent ces crises, ajouté à une jeunesse plus militante et activiste, avec la caisse de résonance des réseaux sociaux, obligent les entreprises à être davantage cohérentes avec leurs valeurs. Mais peu renonceront à 1,3 milliard de consommateurs chinois, 280 millions d’Indonésiens ou encore 1,3 milliard d’Indiens...
Parallèlement, c’est au contraire le nationalisme grandissant des nations asiatiques - en Inde, en Chine, et ailleurs - qui présente le grand challenge de l’Occident. L’exemple, parmi d’autres, de l’explosion des ventes du fabricant de chaussures et de vêtements de sports Li Ning (Groupe Anta) en réaction immédiate - influencée par l’État - aux prises de position de Adidas, Nike ou Uniqlo en faveur des Ouïghours, traduit bien l’«effet papillon», en tout cas, les conséquences momentanées de ces sujets. Avec le boycott des porte-paroles, la fermeture de magasins, ou encore la baisse des ventes de leurs magasins sur Tmall de respectivement 78%, 59%, et 20% en avril 2020 vs 2019. Li Ning, a été de loin le plus grand bénéficiaire du virage nationaliste, ses ventes sur Tmall ayant bondi de plus de 800% en avril (source : Morningstar). Les marques sont en train de tirer des enseignements de cette crise. Toutefois, tant que cette zone géographique présentera un accès à une main d’œuvre au meilleur coût, il est peu probable que des changements radicaux et massifs aient lieu, tout comme cette dernière crise l’atteste, finalement...

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