Cahier transition

Le biologiste Pierre-Henri Gouyon, spécialiste de génétique, de botanique et d’écologie, docteur d’État es sciences, professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, livre son regard sur le changement climatique et la COP 27.

S’il goûte aujourd’hui une retraite bien méritée dans un village breton, le biologiste Pierre-Henri Gouyon, spécialiste de génétique, de botanique et d’écologie, docteur d’État ès sciences, professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, n’en demeure pas moins actif et en lutte contre l’effondrement de la biodiversité, sujet auquel il a consacré une partie de son existence de scientifique. Après la COP27 sur le climat et à quelques jours de l’ouverture de la COP15 de la biodiversité à Montréal, il a répondu à nos questions. Désabusé ? Presque. Combatif ? Toujours autant !

Quel bilan tirez-vous de la COP27 en Égypte ?

Pierre-Henri Gouyon. Je n’en attendais pas grand-chose, et j’ai été servi. Un aspect peut-être positif, c’est le fait que les pays du Nord reconnaissent une partie de leur responsabilité et semblent se préoccuper de ce qu’il se passe dans les pays du Sud ; mais rien de contraignant n’en a résulté donc cela n’a pas une grande valeur.

Ce genre de grand-messe ne sert vraiment à rien ? Au moins elles mettent à l’agenda médiatique les questions environnementales, non ?

Oui, c’est clair. Vous connaissez mieux que moi ce fonctionnement ! Pas moyen que les médias parlent d’un sujet, même s’il est très important, tant qu’il n’y a pas une actualité forte qui lui soit rattachée. La presse ne sait pas faire cela. Donc oui, si l’on considère cet aspect, les COP sont au moins un moment pendant lequel on parle de sujets liés à l’urgence environnementale et c’est déjà ça… C’est comme avec les tribunes : je ne sais pas combien de dizaines de tribunes on a pu signer, nous scientifiques, à propos des questions de diversité et de climat. J’ai longtemps eu l’impression qu’on prêchait dans le désert, mais au bout d’un moment, j’ai réalisé que le fait de répéter le message permettait au moins de mettre le sujet en avant, parce que s’il n’y avait ni tribunes fortes, ni évènements mondiaux importants, on n’en parlerait jamais au grand public, quelle que soit la gravité de la situation. Tout ce qui permet de parler de ces sujets est donc positif. Néanmoins, nous entrons dans une période où le grand public prend conscience, doucement, de l’urgence de la situation pour le climat et pourtant nos dirigeants demeurent incapables de décider de mesures à la hauteur de la situation. Bon… relativisons : j’ai l’impression que l’Union européenne prend un peu le sujet à bras-le-corps. J’avoue avoir été favorablement surpris par l’ambition affichée, notamment dans les objectifs fixés de réduction des émissions, par pays, de gaz à effet de serre. Pour une fois, il y a non seulement des objectifs précis et ambitieux, mais aussi contraignants.

Pendant cette COP, des pays comme l’Égypte, la Chine et une majorité des pays exportateurs de pétrole, se sont opposés à une feuille de route qui prévoirait, même à très long terme, une sortie des énergies fossiles. Vous l’expliquez par quoi ? Du cynisme, de l’inconscience ?

Plutôt par une logique générale de court-terme, fondée sur des modèles économiques faits pour. Le regretté Bernard Maris [économiste, écrivain et journaliste] disait que « l’économie c’est de l’idéologie mise en équation », et quand on regarde les équations des économistes aujourd’hui… un paramètre essentiel, par exemple, c’est le taux d’actualisation qui intervient dans une équation exponentielle, qui, donc, décroît très vite. En gros, tous les modèles disent qu’il vaut mieux ne rien investir aujourd’hui pour économiser à moyen terme. Tant que les modèles de référence seront ceux-là, il n’y aura aucune raison de penser que les bonnes décisions seront prises.

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Mais cette fois, l’Union européenne, le Canada, même les États-Unis ont réclamé à la COP27 une trajectoire de sortie des énergies fossiles. Est-ce un vœu que vous prenez au sérieux ou est-ce juste de l’affichage, alors que ces dirigeants savaient que ce type de contraintes ne serait jamais adopté ?

Je ne suis pas dans leurs petits papiers, donc je ne connais pas leurs intentions à ce sujet. Mais j’imagine qu’ils sont conscients qu’ils ont de plus en plus de comptes à rendre à leur opinion publique à ce sujet et qu’il leur faut au moins afficher une ambition. Il n’est plus possible pour eux de traiter le sujet par un total mépris comme ce fut le cas pendant des décennies. Je veux croire que certains se rendent compte qu’un jour, nous n’aurons plus d’autre choix que d’avoir changé nos modes de vie, et que les pays les mieux engagés, et le plus tôt, dans une économie et une industrie décarbonées, auront un avantage sur les autres.

Reste que les engagements pris, aussi bien par l’Accord de Paris en 2015, que lors de la dernière COP, même s’ils étaient respectés, mettraient le monde sur une trajectoire d’un réchauffement global de +2,5 °C, par rapport à la période préindustrielle. On est donc très au-delà, au moins à moyen terme, de contenir le réchauffement en dessous de +1,5 °C. Qu’est-ce, pour la biodiversité, qu’un monde à +2,5 °C ?

Avant de répondre à cette question, je voudrais qu’on ait bien présent à l’esprit que parmi les paramètres qui précipitent l’effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique est loin d’être le plus important. Et il y a un vrai problème dans la façon dont on lie climat et biodiversité, en laissant penser que le dérèglement climatique serait responsable de la perte massive de biodiversité. Certes, il aggrave la situation, mais je veux être très clair : ce qui provoque l’effondrement de la biodiversité à la surface du globe, c’est avant tout l’usage de pesticides dans l’agriculture. Le premier ennemi de la biodiversité, c’est l’agriculture dite conventionnelle, c’est-à-dire industrielle – et ses produits de synthèse. On a tort de faire croire au grand public que tant que la question climatique ne sera pas réglée, celle de la biodiversité ne le sera pas non plus. C’est totalement faux. On assiste depuis plusieurs décennies à un effondrement vertigineux de la biodiversité et toutes les études scientifiques sérieuses sur les causes de cet effondrement placent l’agriculture en première position. On peut l’exprimer du bout des lèvres, en politiquement correct dans le texte, en disant, comme le fait l’IPBES[1] que c’est le « changement d’usage des terres », ou de façon plus directe, comme le font les apiculteurs, en disant que « ce sont les pesticides ».

Je suis convaincu que le problème numéro 1, ce sont effectivement les pesticides. Ce qu’il y a de nouveau depuis quelques dizaines d’années, ce qui a vraiment, eu un rôle néfaste déterminant sur notre biodiversité c’est cela : l’usage massif de centaines de molécules de pesticides sur l’ensemble de la surface de la Terre. Et sur ce sujet, on n’avance pas. Nous sommes, en France, dans une très mauvaise situation. Le Conseil d’État vient par exemple, de casser, de nouveau, un arrêté interdisant deux néonicotinoïdes. Des produits reconnus comme nocifs et interdits sont réautorisés et remis en circulation, sous la pression de groupes intéressés. Or, la transition agricole que nous devons faire, si l’on veut garder une nature vivante autour de nous, est largement aussi urgente que les mesures à mettre en œuvre pour le climat. Hélas, on n’a pas du tout commencé à s’en préoccuper. On peut dire que les choses ne vont pas assez vite pour la limitation et l’adaptation au réchauffement climatique, qu’il y a trop de « petits pas », mais au moins en fait-on un peu ! Concernant la biodiversité, rien n’est fait pour arrêter le désastre ! On continue à faire de l’agriculture conventionnelle intensive et extensive partout dans le monde, on continue à arroser le globe de pesticides, dans l’indifférence absolue. Toute la planète, je dis bien toute, excepté les zones totalement désertiques, inhabitables, est aujourd’hui contaminée par l’usage de pesticides, d’herbicides, de nématicides ou encore de fongicides, dans l’eau, dans les sols, dans l’air. Nous sommes en train d’empoisonner la planète, d’empoisonner le vivant et nous également, par la même occasion.

Alors oui, le réchauffement climatique a un rôle aggravant, mais vous savez, quand les écosystèmes vont vraiment entrer en phase d’effondrement total, ce sera d’une brutalité inouïe. Parce que là, on est encore dans une période transitoire. La biodiversité est un système dynamique, la nature n’arrête pas de détruire et de produire de la diversité, ça c’est normal. Ce qui ne va pas, c’est la rapidité et l’ampleur des disparitions, non provoquées par des changements naturels, mais provoquées par l’activité humaine. On a perdu 75 % de la biomasse d’insectes en Europe, en trente ans et, par exemple, une étude récente conduite en Angleterre montre une baisse de 60 % des insectes en moins de quinze ans seulement.

Le système est entré dans une nouvelle dynamique, d’effondrement cette fois. Alors, c’est comme observer un satellite qui ralentit. J’utilise souvent cette image : un satellite qui ralentit peut rester longtemps en l’air, en décrivant une spirale qui va l’amener à la chute finale. Les gens qui n’y connaissent rien se disent : « Bah, ça va, il tient toujours ». Mais les gens qui s’y connaissent savent qu’il est entré dans une dynamique d’effondrement et qu’il va vraiment tomber à plus ou moins long terme. Et c’est ce qu’il va se passer avec la biodiversité. Passé un certain seuil, elle s’effondrera.

Je ne vois pas comment on pourrait, aujourd’hui, éviter la catastrophe et relancer la machine afin que la nature produise plus de biodiversité que nous en détruisons.

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Justement, la COP15, qui a lieu à Montréal en décembre, était absente de la déclaration finale de la COP27 d’Égypte, alors que vu la gravité de la situation de la biodiversité, on aurait pu s’attendre à plus. D’ailleurs, il était promis de faire de l’agriculture et de l’alimentation des sujets majeurs des discussions au Caire. Cela n’a pas été le cas. Comment expliquez-vous cette indifférence pour la biodiversité, cette inaction abyssale ?

Je l’explique par deux raisons. D'une part par le fait que contrairement aux questions purement climatiques, si nous, scientifiques spécialistes des questions de biodiversité, sommes certains de la survenue d’un effondrement brutal des écosystèmes, nous sommes incapables de dire comme les experts du climat : « Cela arrivera à tel moment et avec tel rythme ».

Alors que pour le climat, ce qui nous arrive aujourd’hui est prévu, calculé, démontré, scientifiquement depuis la fin des années 60. Au dixième de degré près. Et l’on connaît les projections à 2030, 2050, 2100…

On sait également dire, avec justesse, quels sont les effets du réchauffement climatique, en termes de pluviométrie, d’augmentation de la fréquence des phénomènes extrêmes… Le fonctionnement du système biologique de la planète est beaucoup plus complexe que son système climatique. Pour nous, c’est voir venir la catastrophe, savoir qu’elle va se produire, sans pouvoir dire avec exactitude ni quand, ni avec quels impacts globaux, même si l’on est sûr que ces impacts seront catastrophiques pour l’humanité. Un effondrement extrêmement violent des écosystèmes se produira d’ici à une trentaine d’années, si le rythme demeure identique. Voire moins : au Pakistan, les effectifs d’insectes pollinisateurs ont chuté de 75 % au cours des dix dernières années.

Il n’y a pas du tout de scénarios fiables, de projection, à propos des impacts ? J’imagine qu’il y a des impacts déjà constatés, sur la santé humaine par exemple.

On connaît déjà des impacts sur la biomasse, on en parlait à l’instant. Concernant l’espèce humaine, on voit que la prévalence de la maladie de Lime, par exemple, est en sensible augmentation, du fait de la diminution de la population de renards, donc de l’augmentation du nombre de rongeurs, entraînant une prolifération de tiques. On se fait beaucoup plus fréquemment piquer par des tiques… On s’attend à de nouvelles maladies, pour l’espèce humaine mais aussi pour les plantes et les animaux.

Par ailleurs, l’agriculture elle-même a grandement besoin de la biodiversité, pour protéger ses cultures…

Absolument ! Jusqu’à il y a un siècle, l’agriculture s’organisait en symbiose avec la biodiversité et profitait de ses bienfaits. C’est dans les années 60 que les pesticides ont commencé à envahir le monde, à détruire la biodiversité. On voit où cela a mené les agriculteurs. Tout cela constitue un seul système incluant la sélection des semences homogènes, les OGM, la monoculture… on a créé un soja «Roundup ready » (on peut donc en arroser les plantations par de grandes quantités du fameux herbicide) vendu en Amérique du Sud : ce sont des centaines de millions d’hectares qui sont cultivés avec la même plante de soja, reproduite en des milliards d’exemplaires. C’est totalement aberrant.

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Quelle est la seconde raison ?

La seconde raison c’est le fonctionnement d’une partie du monde scientifique, trop dépendant de financements privés. Quand il s’agissait du climat, quand les scientifiques du GIEC ont commencé leurs publications, il y a eu tout de suite des marchands de doute, payés par les producteurs d’énergies fossiles, qui ont répandu le climato-scepticisme au plus haut niveau. En France, on se souvient tous du ministre Claude Allègre. Au niveau mondial, les think tanks extrêmement puissants qui continuent à batte en brèche les démonstrations scientifiques de l’impact de l’activité humaine sur le climat demeurent très actifs. Ne vous fiez pas aux apparences, ils n’ont pas désarmé. Mais nous avons un avantage, c’est que les climatosceptiques sont extrêmement minoritaires au sein même de la communauté scientifique, singulièrement chez les climatologues. En biologie, le problème est très différent. Neuf laboratoires sur 10 sont financés par les entreprises d’agrochimie,  de l’industrie pharmaceutique et biotechnologique. Le résultat c’est que les marchands doute sont infiniment plus infiltrés et plus puissants dans le milieu de la recherche en biologie qu’ils ne l’étaient parmi les scientifiques du climat. Je suis persuadé que des marchands de doute professionnels sont intégrés dans des organismes, y compris très institutionnels de la biologie. D’ailleurs au moment de la création de l’IPBES, les mécanismes de désignation de celles et ceux qui représenteraient les différents états au sein de ce groupe de scientifiques étaient totalement opaques. En 2000, l’OMS a publié les résultats d’une grande enquête sur elle-même, dans laquelle cette organisation montrait comment elle avait été infiltrée, à tous les niveaux, par les lobbyistes des producteurs de tabac. L’OMS a alors fait le travail nécessaire pour nettoyer ses rangs. Aujourd’hui, je n’imagine absolument pas que le CNRS, l’INRAE ou l’IPBES aient assez de gardes-fous pour se protéger de telles infiltrations.

Vous portez une accusation grave…

Je pense que les marchands de doute à propos de notre impact sur la biodiversité ont aujourd’hui le champs libre pour pénétrer les organismes institutionnels de recherche… Beaucoup de conflits d’intérêts ne sont ni affichés, ni connus. Tant que les marchands de doute auront autant de latitude, voire d’emprise, dans le milieu de la recherche biologique, on n’est pas près de voir la biodiversité à la une des préoccupations politiques.

Qu’attendez-vous de la COP15, dont on dit qu’elle devrait être « la COP de la décennie » ?

Eh bien, je ne sais pas qui dit cela, mais j’ai comme l’impression qu’on en parlera beaucoup moins que des matchs de football au Qatar…

On s’attend à de grandes déclarations, des engagements forts…

Écoutez, c’est comme pour les COP Climat et les engagements sans contrainte. Tant qu’au nombre des engagements pris par la COP Biodiv, ne figurera pas explicitement et de façon contraignante l’engagement de sortir d’une agriculture fondée sur l’agrochimie et les variétés homogènes, je ne considérerai pas que les intervenants de cette conférence font du bon travail.

[1] Plateforme inter-gouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Une forme de GIEC, pour la biodiversité.

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