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La croissance des ultra-riches entraîne la recherche de singularité à travers des objets et des expériences uniques. Et si c’était le retour à la vraie nature du luxe ?

« Le luxe a toujours été synonyme de sur-mesure avant de devenir une industrie. » C’est ce que rappelle en préambule Valérie Haie, responsable des programmes luxe à la Paris School of Business. « Depuis l’Antiquité, on a créé des parfums et des bijoux pour les grandes personnalités. À mesure que la production s’est massifiée au XXe siècle, le monde du luxe a développé les éditions limitées, la personnalisation et aujourd’hui l’ultra sur-mesure pour une clientèle qui recherche un produit unique », détaille-t-elle. Le décor est planté.

S’il a toujours existé, le sur-mesure est devenu un signe de distinction face à la démocratisation du luxe. À partir de 60 000 euros, il est possible de composer un parfum rien qu’à soi, nez à nez avec le parfumeur de Louis Vuitton, Jacques Cavallier Belletrud. Chez Guerlain, il en coûtera 45 000 euros pour un moment privilégié avec le parfumeur Thierry Wasser. Du côté d’Hermès, l’atelier du sur-mesure fait partie de l’histoire de la maison, d’abord consacré aux pièces de sellerie puis étendu au-delà du monde du cheval.

« Notre atelier est un véritable lieu d’innovation où les artisans et designers, sous la direction d’Axel de Beaufort, directeur de création du département sur-mesure, sont en recherche permanente de nouveaux savoir-faire pour concrétiser les rêves de nos clients », explique-t-on chez Hermès. Ce véritable atelier des rêves, situé à Pantin et rue du Faubourg Saint-Honoré, peut satisfaire les demandes les plus insolites : un billard, une batte de cricket, un pédalo, une planche de surf, l’aménagement intérieur d’une voiture, d’un bateau ou d’un avion… C’est l’occasion pour ces maisons d’accueillir leurs clients dans leurs ateliers, parfois de se rendre à domicile pour écouter leurs envies.

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Goossens, la marque de bijoux de Chanel établie au 19M, la maison des métiers d’art du groupe de luxe à Paris, réalise des pièces uniques de mobilier pour des clients particuliers ou des professionnels de la décoration. « Au 19M, ils découvrent nos savoir-faire spécifiques et peuvent assister au travail en direct sur certaines pièces spécialement conçues pour eux », précise la marque. Parmi les requêtes les plus extravagantes : la lanterne Brutaliste de 80 kg composée d’une quarantaine de grands cristaux de roche, destinée au plafond d’un dressing.

Cette recherche de l’objet unique correspond à l’évolution des consommateurs du luxe tel que l’observe Ipsos dans son étude « Affluents », qui interroge chaque année 71 000 personnes représentatives des 20 % de la population mondiale la plus aisée. D’une part, les hyper-riches n’ont jamais été aussi nombreux : la part des interviewés possédant plus de 5 millions d’euros d’actifs a doublé entre 2019 et 2021. L’épargne constituée pendant le covid, l’enrichissement grâce aux cryptomonnaies, l’arrivée de la « Gen Z » chinoise élevée dans la consommation, l’émergence d’une classe aisée en Afrique contribuent à la croissance du marché du luxe (+20 % de croissance organique pour LVMH au troisième trimestre 2022). D’autre part, ces clients qui peuvent tout s’acheter cherchent des objets et des expériences qui n’ont pas de prix.

« L’hyper-richesse amène l’hyper-singularité car le luxe tout court ne suffit plus, analyse Valérie-Anne Paglia, directrice grands comptes luxe d’Ipsos France. Ces clients très sollicités, habitués à être choyés comme les enfants uniques chinois veulent une expérience sans friction et une relation privilégiée avec leur conseiller personnel dont ils ont le numéro de portable. » Ainsi la Samaritaine a pu reconstituer des rayons du magasin dans la suite d’hôtel de clients américains, pour leur permettre de réaliser leurs achats en toute confidentialité avec une offre sélectionnée pour eux. « Dans l’ère post-covid, le luxe apparaît comme un antidote à la crise. On relève un "luxe doudou" associé au bien-être au-delà du paraître, poursuit Valérie-Anne Paglia. Ce n’est pas un luxe punitif, les mules en moumoute sont préférées à des souliers à talons de 12 centimètres. » Cette recherche de confort et de réconfort explique la croissance du marché de la décoration, alors que les clients confinés ont été privés de voyage.

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Ce sur-mesure n’est pas forcément synonyme d’ostentation : il peut au contraire exprimer la quête d’un luxe pour soi, qui dépasse l’affichage d’un logo. C’est même la définition du luxe, selon Mathieu Tournaire, directeur général de la marque de joaillerie familiale Tournaire, qui fête ses 50 ans en 2023 : « Le luxe s’est galvaudé en devenant une industrie, les deux termes sont antinomiques à mon sens. Le sur-mesure est pour moi l’essence du luxe, car il renvoie à la qualité, à une patte artistique particulière, à un service où l’on se sent accueilli et écouté. » Avec une boutique place Vendôme à Paris et un atelier à Montbrison dans la Loire, Tournaire répond à des commandes de bagues de fiançailles, de médailles de baptêmes, de chevalières ou de remise au goût du jour de bijoux de famille.

Les demandes sont souvent intimes : une cliente a ainsi demandé à l’atelier de rénover une montre Audemars Piguet de son père, avec l’ajout sur le cadran d’un saphir provenant de sa grand-mère, dans un décor évoquant le Grand Palais près duquel elle a grandi. Ces réalisations exceptionnelles, comparables à la haute couture par rapport au prêt-à-porter, nourrissent la créativité de la marque pour le développement de son catalogue. « Le bijou est arrivé dans l’histoire de l’humanité avant la construction de maisons. C’est un objet matériel dans lequel il y a de l’émotion, insiste Mathieu Tournaire. Je suis parfois le premier à apprendre un futur mariage. Notre écoute et notre réactivité ne seraient pas possibles dans un grand groupe. »

Cette disponibilité et cette attention au savoir-faire sont aussi ce qui fait le succès du maroquinier Serge Amoruso, situé dans le Viaduc des Arts à Paris, dont les pièces uniques sont demandées jusqu’au Japon. Pour certains acheteurs, c’est dans cet artisanat d’art que se situe le vrai luxe. « Il est plus cher qu’Hermès et le sur-mesure protège contre la contrefaçon. En revanche, une marque de niche est forcément plus à risque qu’un groupe en temps de crise comme le covid », résume Valérie Haie.

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