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Selon le rapport annuel de Philip Morris International et KPMG, la contrefaçon et le commerce illicite de tabac ont atteint des sommets en France en 2021. Des chiffres potentiellement surestimés.

Chaque année, c’est avec un sentiment de déjà vu qu'Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national contre le tabagisme (CNCT), attend la fin du mois de juin. En cause : la publication du rapport annuel consacré au marché parallèle du tabac en Europe, délivré par KPMG et financé par Philip Morris International. Non pas que celle-ci s’attende à de bonnes nouvelles avec cette vaste étude réalisée depuis 2006 en vertu d’un contrat évalué à 11 millions d’euros annuels. Ce serait même tout le contraire, la France figurant parmi les régions au monde les plus accros, un adulte sur quatre se déclarant fumeur quotidien en 2020 d’après Santé Publique France. Mais pas forcément pour les raisons qu’on imagine. Alors que les résultats de la dernière mouture font état d’un commerce illicite record dans l’Hexagone en 2021, avec plus de 35% des cigarettes consommées en dehors du circuit légal, Emmanuelle Béguinot tempère immédiatement le phénomène. Car comme le répète son association depuis plusieurs années, ces résultats sont à prendre avec des pincettes et un certain nombre d’éléments laisseraient même à penser que ceux-ci pourraient être volontairement « gonflés ». En creux, l’idée que la surestimation du commerce illicite puisse servir d’outil de lobbying pour décourager les politiques publiques mises en place contre le tabagisme.

Des écarts qui interrogent

Et la liste des griefs est longue. Première incohérence soulevée par le CNCT, des résultats « supérieurs de plus de 10 points aux études indépendantes », en témoigne une mission d’information de l’Assemblée nationale ayant évalué l’an passé l’ampleur du marché parallèle de tabac entre 14% et 17% de la consommation française et entre 16% et 20% des volumes de vente. « L’étude menée par KPMG est la seule qui permet à partir d’une méthodologie pérenne de donner une tendance sur une période longue avec des éléments comparables entre eux », répond Philip Morris International, pour qui seules « deux autres études » ont « permis une évaluation de ce marché parallèle, mais de manière ponctuelle » uniquement. Dont « la seconde, menée par Santé Publique France, qui affichait dans sa synthèse un chiffre de 22,2% pour les achats hors réseau des buralistes sur la seule question : ‘’La dernière fois, pour votre consommation personnelle, où avez‑vous acheté votre paquet de cigarettes ou de tabac à rouler ?’’, posée entre janvier et juillet 2018, avant les périodes de vacances. Même si cette méthodologie peut impliquer quelques biais et présente des écarts avec les chiffres KPMG, elle souligne néanmoins la même tendance à une forte hausse », poursuit le géant du tabac, qui commercialise des marques comme Marlboro, Chesterfield ou L&M.

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Pas de quoi déstabiliser Emmanuelle Béguinot, qui pointe justement une méthodologie « opaque ». La directrice en veut pour indice la mention figurant dans le préambule du rapport, selon laquelle KPMG indique ne pas avoir « cherché à établir la fiabilité des sources d’information ». « La manière dont l’étude est menée a aussi de quoi interroger puisqu’elle se fonde –entre autres– sur le ramassage des paquets sur la chaussée, qui sont ensuite transmis aux cigarettiers pour distinguer les paquets issus de leurs usines et ceux produits frauduleusement par des tiers. Ce qui apparaît comme un manque flagrant d’indépendance et assez curieux lorsqu’on sait que Philip Morris International a négocié en 2004 un accord avec la Commission européenne prévoyant des amendes en cas de présence importante de ses produits parmi les saisies de contrebande », complète François Topart, porte-parole du CNCT. « Le sujet est entre les mains de l’industrie alors que celle-ci a un intérêt objectif à agir dans ses intérêts », appuie Emmanuelle Béguinot, voyant dans le « surapprovionnement de certains pays comme le Luxembourg » afin d’alimenter les territoires limitrophes, à la taxation moins avantageuse pour les fumeurs, la preuve d’un double jeu. Un argumentaire balayé par Philip Morris International et KPMG, soulignant la continuité dans le mode opératoire utilisé au fil des ans. « Il s'agit d'une méthodologie constante et il n'y a pas eu de changement entre 2020 et 2021 », assure KPMG quant au différentiel entre les 30,4% et les 35,4% de consommation parallèle enregistrés en un an. L'essentiel de cette activité illicite proviendrait désormais de la contrefaçon (15,4%), devant la contrebande (14%), les achats transfrontaliers représentant 6% du total.

La contrefaçon, une donnée cruciale

Et c’est là le nœud du problème. Car si les géants du tabac peuvent rendre des comptes en cas de contrebande, la situation est tout autre pour la contrefaçon. Comment s’en prendre à des acteurs victimes d’une concurrence organisée, illégale et financièrement déloyale ? Sans omettre le coût pour les institutions étatiques, les produits écoulés ayant entraîné un manque à gagner fiscal de 83% en France l’an passé. Une situation commode pour l’industrie du tabac, qui trouve là un « moyen de se dédouaner », d’après Emmanuelle Béguinot, invitant à creuser autour de la brusque envolée (+609%) de la contrefaçon mise à jour par le rapport entre 2019 et 2020. Là encore, « pas de changement de méthodologie », confirme KPGM. Pour Philip Morris International, nul besoin d’ailleurs de chercher plus loin que l’argument économique pour expliciter une telle flambée. « Depuis plusieurs années, le prix du paquet de cigarettes a très fortement augmenté sous l’effet de hausse de taxes, l’idée étant qu’un prix élevé dissuaderait les fumeurs de continuer à fumer. Dans le même temps, malgré une baisse des ventes dans le réseau des buralistes, on a constaté une hausse de la prévalence tabagique dont la seule explication ne peut être que le fait que les fumeurs s’approvisionnent désormais dans le réseau parallèle », avance l’entreprise. « Ce phénomène est d’ailleurs éclairé par l’étude menée par l’Ifop en mai 2022, qui souligne que pour 63% des Français, la hausse des taxes sur les prix des cigarettes aurait pour effet d’inciter les fumeurs à se tourner vers le commerce illicite », ajoute Philip Morris International, qui surligne l’échec d’une « politique de lutte » qui « a touché ses limites ». Au regard des enjeux sanitaires, fiscaux et même sécuritaires –le trafic alimentant divers réseaux peu recommandables, gageons que la bataille des chiffres ne fait que commencer.

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Chiffres clés

2%

Part du tabac consommé dans le monde issu de la contrefaçon, selon le Comité national de lutte contre le tabagisme.

15,4%

Part de la contrefaçon en France en 2021, d’après le rapport KPMG pour Philip Morris International.

25,5%

Proportion des adultes (18-75 ans) français se déclarant fumeurs quotidiens, d’après une étude menée par Santé Publique France en 2020.

35,4%

Part des cigarettes consommées en dehors du circuit légal en France en 2021, d’après le rapport KPMG pour Philip Morris International.

+609%

Augmentation de la contrefaçon en France entre 2019 et 2020, selon le rapport KPMG pour Philip Morris International.

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