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De Petit Bateau à Helly Hansen, certaines marques sont un jour détournées par un public inattendu. Une chance, à condition de savoir manœuvrer...
Ce mois-ci, Dr Martens publie un livre mêlant l'histoire de la marque à celle de la musique. Le thème n'a pas été choisi par des hommes de communication à partir d'analyses marketing pointues, mais par les consommateurs eux-mêmes. Le fabricant de la célèbre chaussure « doc», qui fête ses quarante ans, doit en effet sa notoriété à un public qu'il ne s'attendait pas à rencontrer: les musiciens rock et punk des années soixante et soixante-dix. Dr Martens fabriquait jusque-là des chaussures utilitaires réservées aux pompiers, aux dockers ou aux gardiens de nuit. Les Who hier, les Red Hot Chili Peppers dans les années quatre-vingt-dix en ont fait un produit plus grand public. Comme Dr Martens, nombreuses sont les marques qui ont été détournées par une clientèle inattendue. Personne, chez Petit Bateau, n'imaginait que l'entreprise réaliserait un jour 10% de son chiffre d'affaires avec des produits portés par les adultes. La marque pour enfants doit ces nouveaux consommateurs à Karl Lagerfeld. En 1994, le couturier fait défiler ses mannequins en tailleurs Chanel, portés sur des tee-shirts ultramoulants, copies conformes des sous-vêtements Petit Bateau. Ils enchantent les fanatiques de la mode, ces nouvelles Lolita férues de dessous portés dessus.
De «l'adulescence» au besoin de reconnaissance
Lacoste, la marque bon chic bon genre, a, elle, été adoptée par les banlieues, tout comme Helly Hansen. En 1996, les vendeurs de magasins spécialisés dans la voile et la montagne font part de leur étonnement: des rappers s'intéressent à des produits jusque-là réservés aux sportifs de haut niveau ou aux industriels de la pêche. La marque norvégienne, créée par un capitaine de la marine marchande, conçoit, depuis 1877, des vêtements permettant de se protéger de conditions climatiques extrêmes. Fin 1995, c'est la révolution. Le groupe de rap américain Wu Tang Clan jette son dévolu sur la Coastal, une veste de quart aux rayures bleu-blanc-rouge signée Helly Hansen. La mode traverse l'Atlantique via les chaînes câblées. En France, les groupes NTM et Ragasonics s'emparent du vêtement. Tout comme le groupe Manau. Leur clip, l'un des plus diffusés pendant l'été 1998, fait décoller les ventes. Cette année-là, la veste est vendue à 55000exemplaires, contre 7000 trois ans auparavant... Les sociologues, et bien sûr les entreprises, se sont penchés avec intérêt sur ces phénomènes. Pour Petit Bateau, l'explication tient au développement d'une tendance de fond : « l'adulescence ». Les jeunes adultes quittent avec difficulté ou retard le monde de l'adolescence. Pour Lacoste et Helly Hansen, il s'agit d'un besoin d'affirmation et de reconnaissance. Ces deux marques, qui fabriquent des produits chers et de qualité, valorisent ceux qui les portent. Enfin, ces détournements expriment un rejet, de la part des jeunes notamment, du message publicitaire traditionnel.«Ils recherchent des marques authentiques exprimant des valeurs fortes,explique Christian Houdard, directeur d'Helly Hansen France.Ils ont été séduits par ce qu'évoque la marque : un marin solitaire défiant les océans ou encore la déontologie nautique qui veut que l'on porte secours à un naufragé quoi qu'il arrive.»Les hommes de communication, eux aussi, sont dubitatifs. Un détournement de marque peut avoir des conséquences désastreuses.« Nous nous sommes demandé comment réagir, et si nous risquions ou non de perdre notre clientèle première,poursuit le patron de Helly Hansen France.De peur de nuire à l'identité de la marque, nous avons décidé de ne pas accompagner le mouvement, de ne pas fournir la demande. Pourtant, les ventes décollaient. Il était tentant d'équiper la terre entière. »La marque s'en est mordu les doigts. En quelques mois, la société doit faire face au marché de la contrefaçon et de l'importation parallèle. Ce réflexe de repli sur soi n'est pas propre à Helly Hansen. Aux États-Unis, Timberland en a également fait les frais. Le fabricant de vêtements et de chaussures a refusé, au début des années quatre-vingt-dix, d'approvisionner les jeunes urbains soudain enthousiasmés par cette marque rurale. Les médias sont même allés jusqu'à l'accuser de racisme anti-urbain et d'atteinte à la liberté du consommateur.«Quoi qu'il arrive, les désirs du public sont les plus forts. Mais il est normal que les entreprises se posent un cas de conscience à ce moment-là, habituées qu'elles sont à raisonner en termes de cohérence », indique Marie-Claude Sicard, conseil en stratégie de marque.Le mieux est d'essayer de profiter de l'engouement tout en se protégeant des dérives. »Pour garder la main, Helly Hansen a fini par élargir la distribution de ses produits-vedettes, mais en sélectionnant un nombre restreint de magasins, comme le Printemps ou Shop des Halles. Elle s'est, en outre, bien gardée de communiquer sur ou pour sa nouvelle clientèle.«En début d'année, Orangina, qui cible les jeunes, nous a proposé d'habiller ses canettes de rappers portant du Helly Hansen. Nous avons refusé. Notre politique a toujours été de mettre en avant la dimension sportive de la marque, insistant sur son origine norvégienne et sur sa technicité,indique Albine Guénot, directrice adjointe de Zmirov Communication, l'agence en charge du budget.Il faut se méfier des effets de mode qui ne durent qu'un temps.»Communiquer sur sa cible secondaire, peut, de surcroît, l'éloigner à tout jamais du produit.«Il existe, notamment dans le luxe, une différence entre l'image publicitaire et la cible visée. Il faut montrer la clientèle telle qu'elle se rêve et non telle qu'elle est »,précise Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC. Ainsi, Lacoste n'a jamais tenu à communiquer ouvertement sur la cible des banlieues qui achètent avant tout de la reconnaissance sociale. Petit Bateau a pris l'option inverse, en lançant, en 1998, une campagne presse à destination des adultes.«Pendant deux ans, la marque n'a pas souhaité exploiter cette mode»,indique Gilles Masson, directeur général d'Euro RSCG BETC, l'agence en charge du budget. Mais divers points l'ont fait changer d'avis. La demande du consommateur était forte, d'autres marques pouvaient récupérer le phénomène. Petit Bateau devait maîtriser son image, en évitant notamment les dérives sexuelles. Des études ont mis en avant ce que Gilles Masson appelle«le cercle générationnel vertueux».D'un côté, les grands veulent retrouver leur enfance. De l'autre, les petits se plaisent à imiter les grands. Du coup, le phénomène ne peut que renforcer l'attirance des 6-10ans pour Petit Bateau et le caractère universel de la marque. Restait à trouver le ton juste.«Nous nous sommes interdit d'être à la mode, de jouer les branchés, de figer la marque sur un visage. De fait, nous avons mis en scène le détournement, en montrant la capacité de la marque à l'assumer.»
Communiquer pour contrôler son image
Communiquer permet aussi d'échapper aux détournements compromettants. En s'ouvrant au grand public, Dr Martens est devenue, malgré elle, un symbole de rébellion et de violence. Une image pas toujours évidente à assumer.«L'entreprise a communiqué auprès des détaillants sur la qualité d'un produit anglais, fabriqué artisanalement. Mais l'image du skin nous collait à la peau. En 1990, une institutrice a même décidé d'interdire le port de nos chaussures, suite à une bagarre d'élèves»,raconte Stéphanie Girard, responsable de la communication de la société. Quatre ans plus tard, la marque se décide donc à parler au grand public. Dans ses publicités, elle montre que la rébellion est, avant tout, un état d'esprit. Une campagne dans la presse présente ainsi un cadre, avec des chaussures Dr Martens aux pieds, ne reniant pas son passé d'insoumis. En parallèle, le fabricant décide de multiplier les modèles et les styles, touchant ainsi les femmes, les enfants, les randonneurs ou encore les urbains. Bien négocié, un détournement apparaît ainsi comme un cadeau tombé du ciel.«Loin de nuire à Lacoste, les jeunes des banlieues redonnent un élan formidable à la marque, un coup de jeune. La clientèle première ne fuit pas. Bien au contraire, les 12-16ans de Passy se remettent à porter du crocodile pour se donner des airs de cacou»,explique un fin connaisseur de la marque. Les dirigeants de Helly Hansen sont également ravis. L'argent récolté grâce aux rappers a permis de multiplier les actions de communication et de sponsoring, en attaquant notamment le marché du snowboard, un secteur en pleine effervescence. Du coup, certaines marques en arrivent à provoquer des détournements. Ellesse, fabricant italien de vêtements de tennis, a, par exemple, fait appel à l'agence Zmirov, en 1995, pour devenir une marque branchée. Des casquettes et des tee-shirts ont été envoyés à différents groupes de rap ou aux chefs de bandes dans les lycées. En 1997, New Balance, le spécialiste des chaussures de course à pied, a volontairement approvisionné quelques magasins branchés de la capitale, dont Colette.«Nous souhaitions augmenter la notoriété de la marque, sans pour autant toucher les teenagers. L'objectif était de rester sur le segment du haut de gamme, le raffiné»,indique Martin Joanneau, le directeur de New Balance France. Côté communication, le fabricant a veillé, là aussi, à n'évoquer que l'aspect sportif du produit. Le résultat a été payant puisque le chiffre d'affaires de la société est passé de 20millions de francs en 1997 à 80millions de francs en 1999. De quoi investir dans le développement. Ce n'est pas rien quand il faut faire face à des concurrents comme Nike, Adidas, Fila ou Reebok. Finalement, provoquer un détournement est, pour une griffe, le meilleur moyen de lutter contre l'imprévisible, de maîtriser ses cibles.