Libération risque de connaître une hémorragie dans ses effectifs après la mi-janvier 2015, quand la clause de cession et le plan de départs volontaires seront effectifs. Et ce alors que le journal doit préparer une réorganisation et une relance sur tous les supports. Entretien avec le directeur en charge des éditions.

Du côté syndical, on estime que «les perspectives de travail et de développement ne convainquent pas la rédaction pour assurer la pérennité du titre»? Partagez-vous ou comprenez-vous cette analyse?
Johan Hufnagel. Je ne crois pas que l'avenir soit un risque. Beaucoup partent d'ici pour le passé plein de soubresauts qu'ils ont connu avec ce journal, et notamment dans son histoire récente. Je pense notamment à ceux qui sont arrivés comme moi dans les années 1990 mais qui sont, eux, toujours restés à Libération et n'ont rien connu d'autres. Ils ont grandi mais également vieilli avec le journal, ont traversé des situations parfois difficiles sur le plan économique, de multiples changements, qu'ils n'ont plus forcément envie de connaître de nouveau.

Mais comment arriver à construire un projet dans un tel contexte?
J.H. La grande difficulté est d'arriver à gérer le temps, avec différents chronologies en simultané mais qui ne fonctionnent pas forcément à la même vitesse. Avec d'abord la chronologie sociale qui avance, elle, très vite et devrait se clore en janvier; la chronologie sur un journal qu'il faut continuer à sortir tous les jours; la chronologie sur le projet éditorial qui est déjà enclenché mais va s'étaler dans le temps. Et la chronologie concernant la nouvelle organisation à mettre en place. Mais il est vrai qu'on y verra plus clair une fois que les gens sur le départ seront vraiment partis. Il est forcément difficile de se projeter dans une période où s'enchaînent les pots de départ, où beaucoup voient partir des personnes avec lesquelles ils ont travaillé durant des années. Je note toutefois que le plan social a abouti à un accord rarement atteint dans la presse, avec aucun départ contraint, des organisations syndicales qui l’ont signé...

Mais certains jugent le projet trop flou pour rester.
J.H. Ce projet, on le fait ensemble, avec ceux qui restent. Sauf que, jusqu'à la mi-janvier, ceux qui ont décidé de quitter Libération peuvent encore revenir sur leur décision. Il faut néanmoins avancer. Le travail mené par groupes est en cours, il vise à définir la signature éditoriale de Libération. Je préfère parler de signature que de ligne éditoriale, car la rédaction est composée d'opinions très différentes, qui se retrouvent sur des valeurs. Cela a toujours été le cas à Libération, on l'oublie souvent. C’est pourquoi je pense qu’il faut qu'on fasse d’abord notre métier, c’est-à-dire du journalisme.
Notre projet doit répondre une question: à quoi sert-on? C'est une interrogation qui doit se poser tous les matins, en faisant le journal et le site. En se demandant aussi, qu’est-ce qu'on apprend au lecteur? Où est-ce qu’on se marre également? Car, contrairement à ce que disait Beuve-Méry pour Le Monde, nous ne sommes pas à Libération pour faire chiant, il faut pouvoir traiter de sujets légers. N'oublions pas qu’on s’adresse à des lecteurs qui sont dans la vie. Mais nous devons aussi nous demander quelles personnes on va emm..., confronter à leurs contradictions...
Et cela n’empêche pas d'avoir des avis, des idées. Même et d'autant plus si cela se révèle parfois complexe. Par exemple sur la GPA. Au sein du journal, certains pensent qu'il s'agit d'une marchandisation du corps, d'autres qu'elle relève du droit des femmes à disposer de leur corps. Le sujet fait forcément débat en interne et il faut pouvoir l'aborder. Avant, Libération était le journal des gouines et des pédés, pourquoi plus maintenant? Avant, c'était le journal des jeunes, il faut pouvoir leur parler de nouveau. Et, par rapport à il y a vingt ans, nous disposons d’un éventail de supports beaucoup plus large pour le faire. Mais il faut changer le quotidien, qui est pour l'instant ce qu'il est, et le magazine de tendances Next, pour proposer ce que l'on ne peut trouver ailleurs. Puis s’occuper des supports internet, fixe et mobile. A chacun leur fonction, et un traitement plus ou moins chaud, plus ou moins long, plus ou moins interactif.

Comment y arriver, alors que Libération accuse un retard conséquent sur internet et va se faire avec moins de monde?
J.H. L’échec sur le net est collectif, et je prends ma part, car j'ai participé à l'aventure avant de partir à 20 Minutes puis à Slate. Mais nous savons qu’il y a une attente très forte, en interne comme chez les lecteurs. Nous devons surprendre les gens, faire très fort, tout de suite. La rédaction a très envie de montrer qu’elle peut faire autre chose, et nous n’avons pas le choix. Car les lecteurs déçus après une telle attente ne reviendront pas.

Les tumultes de ces derniers mois ont forcément laissé des traces.
J.H. C’est possible. Les gens sont fatigués par ces derniers mois et parce qu’il faut continuer à faire un quotidien, mais ils sont très motivés. Tant que tu n’es pas sur le nouveau truc, tu restes en pilotage manuel très serré. Mais dès que le journal commencera à sentir un frémissement, à sortir des coups, à produire des angles très différents, la sauce prendra. Ça s’est toujours passé de cette manière à Libération.

Mais vous demandez aux journalistes de faire plus, de faire mieux, avec moins?
J.H. C’est un de nos principaux enjeux. Car il faut se développer sur le numérique, la marge de manœuvre est là, pas sur le papier. Cela passe par une réconciliation de la rédaction avec le web, une réappropriation. Mais aussi par des embauches. La rédaction est prête à cela, car elle est plus jeune, la moyenne d'âge des journalistes pourrait passer de 46 à 36 ans. Et nous devons changer notre angle sur le web. Car, quand il se passe un événement aujourd'hui, où vas-tu quand tu es jeune pour avoir de l'information? Sur lemonde.fr, sur lequel le groupe Le Monde investit depuis 1995. Or, Le Monde ne devrait pas être le média des jeunes. Nous devons mener une révolution technologique, générationnelle et culturelle car la culture web, c'est aussi une culture de la distribution à maîtriser. Qui va faire que tu vas publier un article à la bonne heure et la faire circuler sur les réseaux sociaux au bon moment pour qu’elle soit lue, partagée, commentée... Il ne s’agit pas de chercher à faire 10 millions de VU, c'est déjà trop tard pour cela. Mais de chercher une identité et de la fidélité chez les internautes, qu’ils viennent, restent et reviennent sur le site, les applications... Ce qui m’intéresse, c’est leur engagement. On doit avoir un discours de pure player qui est éditeur de papier, avec comme préoccupation la valeur d'usage. Pour y parvenir, Libération dispose de très bons journalistes auxquels il faut donner leur chance. Il est important de transmettre. Si nous restons entre vieux, on va mourir.

Lors des premières rumeurs de changement, et notamment de déménagement du journal en banlieue, certains s’y étaient opposés en prétextant devoir rester à côté des ministères pour leurs déjeuners. Ce qui n'avait pas manqué de faire réagir, notamment sur le Bondy Blog, sur le journalisme pratiqué maintenant à Libé, opposé à celui revendiqué par ses fondateurs.
J.H. Je comprends ce que veut dire le Bondy Blog mais c’est un peu caricatural. Libération s'est installé ici (rue Béranger dans le 3e arrondissement parisien, près de la place de la République) à la fin des années 1980. Les gens qui arrivaient dans le journal étaient jeunes, ils vivaient Libé, ils couchaient Libé parfois, ils y restaient 12 à 15 heures par jour. Libération était une phalanstère, beaucoup se sont installés dans le quartier qui n’était à l’époque pas ce qu'il est maintenant. Je pense que le futur déménagement, dont on ne connaît pas la destination, sera une chance pour le journal.

Un changement supplémentaire dans une vague de mutations pas toujours maîtrisée, un rapport d’expertise réalisé à la demande du CHSCT parlant même de risques psycho-sociaux?
J.H. Tout changement radical comporte des risques. D’ailleurs, depuis quand le changement est contraire aux valeurs de Libé? Quand j’entends des journalistes dire qu'ils sont fiers de faire le même métier qu'en 1987, quand ils ont débuté, cela me tue. L’environnement a changé, les technologies ont changé... Le vrai risque serait de ne rien faire.

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