Le groupe audiovisuel public doit se transformer en bouquet de marques numériques s'il veut toucher les nouvelles générations et répondre à sa mission de service public.

Depuis le 1er avril, le Conseil supérieur de l'audiovisuel connaît les noms de tous les candidats à la présidence de France Télévisions. Il devra établir une liste restreinte de personnalités qu'il auditionnera avant de désigner, au plus tard le 22 mai, celui ou celle qui aura la lourde responsabilité de préparer la télé publique de 2020. «Ce ne sera pas un concours de beauté mais un concours de projets», affirme Alexandre Michelin, l'un des rares candidats à s'être dévoilé. Parmi les principaux enjeux, celui de la transformation numérique. Avec cette question: France Télévisions peut-il s’imposer dans l’océan du numérique comme une véritable marque digitale?

 

«Les Britanniques de la BBC et les Canadiens de CBC ont pris cette transformation à bras le corps. Pas nous, explique le regional general manager director de Microsoft. Oui, il y a urgence et oui on est en retard. La télé linéaire est très importante, mais la croissance sur les jeunes passe par le mobile et la télévision personnalisée".» En clair, avec un âge moyen de 58 ans sur France 2 et de plus de 60 ans sur France 3, contre 50 et 45 ans pour TF1 et M6, France Télévisions voit ses audiences vieillir et risque d’être marginalisé en étant rejeté vers des publics de plus en plus seniors du fait d'une insuffisante mutation digitale.

 

Pour Alexandre Michelin, il importe donc de délivrer des contenus pertinents en streaming partout et tout le temps. «Il faut inventer une consommation de service public», explique ce bon connaisseur d'internet qui préconise la mise en place d'un algorithme de recommandation personnalisé sur le web, à la façon du BBC I-Player, qui n'enferme pas dans des choix de contenus et soit ouvert à la pluralité des goûts et des opinions. «Il n'y a pas de raison de laisser les nouvelles formes de consommation aux opérateurs privés et internationaux», argue-t-il. Entendez, Netflix, You Tube ou Canal Play.

 

Une empreinte améliorée

 

Il est vrai que la mission du service public peut être d'aller à la rencontre des générations qui n'ont pas été socialisées par la télévision linéaire. Les réseaux multichaînes Studio Bagel de Canal+ ou Golden Moustache de M6, qui alimentent les antennes avec près de 2 millions d'abonnés chacun, ont montré la voie. Studio 4.0, la plateforme de webfictions du groupe France Télévisions, compte 3 000 abonnés pour 26 millions de vidéos vues depuis 2011 sur Dailymotion et You Tube. De même que TF1 a lancé des offres spécifiques pour les enfants ou sur la culture afro, France Télévisions peut aussi, souligne-t-il, trouver sa place en vidéo à la demande payante.

 

France TV en retard? Non, bien sûr, selon Bruno Patino, directeur général délégué aux programmes, aux antennes et au développement numérique, qui ne croit pas à la transition numérique: «Les usages s'ajoutent, il faut maintenir les chaînes linéaires – et même en développer car il y a une fragmentation des goûts – et créer des offres non linéaires, y compris sur le téléviseur connecté, où elles prennent une place croissante avec Netflix ou You Tube.»

 

Sa stratégie a été de privilégier l'hyper distribution alors que la plateforme de rattrapage Pluzz, lancée avant son arrivée, était au départ réservée à une partie des abonnés d'Orange. Il a aussi cherché à couvrir tous les usages en lançant des applis tablette ou mobile (diffusant en direct), en proposant des offres thématiques (France TV info, sport, culture, jeunesse et éducation) et en multipliant les expériences transmédias, prolongements de l’antenne sur le web.

 

Résultat, le rapport de Marc Schwartz, rendu public en mars, le reconnaît: «L'empreinte digitale de France Télévisions s'est sensiblement améliorée.» Première marque audiovisuelle devant My TF1, Canal+ et 6-Play, le groupe public s’est développé en réunissant plus de 130 millions de vidéos vues avec Pluzz, dont il tire près de 15 millions d'euros de chiffre d'affaires publicitaires net, soit +50% sur les douze derniers mois. Selon Bruno Patino, France Télévisions s'est aussi socialisée en allant sur Facebook et Snapchat.



Reste que France Télévisions s'est aussi privé d'opportunités. Il a d'abord refusé de commercialiser les audiences numériques de France TV info pour ne pas gêner la presse quotidienne, à laquelle il laisse d'ailleurs un libre accès à son player. Un «gentlemen agreement» accompagné de 1 400 renvois mensuels vers les sites de presse.

 

Ensuite, il a pensé la relance de France 4 il y a six mois de façon à la fois digitale et linéaire, mais sans le concevoir en termes de cohérence de marque sur le numérique puisque cette chaîne se veut à la fois «activiste» en soirée à destination des jeunes (L'Autre JT, Vice, Alcootest…) et «ludo-éducatif» avec ses programmes jeunesse en journée. «Toutes les chaînes de la TNT font cela, rétorque Bruno Patino. Il faut s'adresser aux jeunes en dehors de leur contexte familial.» Mais quelle est l'identité numérique de France 4 à l'heure où tous ses programmes sont accessibles en un clic?

 

De même, France Télévisions semble être une marque moins importante que Pluzz sur le numérique. «On a simplifié, assure Bruno Patino. Il y avait 1 400 sites à notre arrivée, nous avons maintenant cinq thématiques et une marque globale. Si la direction a gardé ce label, c'est aussi que FTV appartient à Fashion TV et que Francetélévisions était jugé trop long.»

 

«Trop de marques – chaînes, émissions, animateurs – tuent la marque au risque de perdre en attribution», pointe David Lacombled, directeur de la stratégie des contenus d'Orange, pour qui le groupe doit «renouer la discussion avec les réseaux sociaux encore trop cantonnés à la promotion des programmes». Enfin, comme le suggère le rapport Schwartz, France Télévisions n'a pas été capable de lancer une grande plateforme de vidéo sur internet qui pourrait être commune au service public. Mais il est vrai que le groupe public a approché sans succès Orange pour entrer au capital de Dailymotion...

 

Changer le logiciel

 

Quoiqu'il en soit, l'avenir de France Télévisions s'écrit dès à présent de manière digitale. Pour élargir ses audiences, à défaut de les rajeunir, le groupe a signé à un accord avec la Femis (École nationale supérieure des métiers de l'image et du son) pour produire des webfictions. Il lance aussi un concours de talents à travers six pilotes de son TV Lab pour le web et France 4.

 

De l’aveu même de Boris Razon, directeur des nouvelles écritures, si des programmes peuvent être pensés au cœur du web, à l'instar d'Anarchy, c'est tout de même par l'antenne qu'ils sont perçus. Cherchez l'erreur... «Data Gueule, avec 2 millions de vues sur sa cible, permet de toucher des jeunes qu'on n'arrive plus à ramener devant le téléviseur», argue-t-il. De son côté, Bruno Patino travaille depuis dix-huit mois sur un moteur de recommandation en mobilité et veut une chaîne d'info sur le numérique. Lancement prévu avant la fin de l'été.

 

«Un gros boulot a été fait pour faire de Pluzz une plateforme compétitive, en faveur des prolongements numériques des émissions et dans la création de services nouveaux comme France TV info,  arbitre Philippe Bailly, président de NPA Conseil. Mais le grand enjeu, c'est que ces lancements irriguent à l'intérieur de l'entreprise, que l'on puisse passer à un groupe qui diffuse une culture numérique.»

 

Rémy Le Champion, maître de conférence en sciences de l'information à Paris 2, estime de son côté que France Télévisions n’est pas très en pointe dans l’art de «capter une attention sur un mode horizontal à travers les communautés et la social TV? Le numérique entraîne une reconfiguration des métiers. Or, on compte 2 600 journalistes et la moitié des 10 000 salariés du groupe travaille sur l'info, ce qui est en fait la plus grande rédaction d'Europe», rappelle-t-il. Parallèlement, avec un budget de 85,5 millions d'euros (70 millions pour M6 Web), le numérique représente 174 salariés en équivalent temps plein.

 

Certes, les équipes de journalistes, notamment en régions, sont de plus en plus amenées à travailler pour le digital à travers France TV info ou pour la production de vidéos. Mais le fait est que, comme dit le rapport Schwartz, «la séparation des métiers et des activités entre télévision traditionnelle et numérique reste encore prégnante»: localisation géographique distincte à Issy-les- Moulineaux, direction des études séparées, structure de création ad hoc... «Il faut changer de logiciel dans une structure qui a ses conservatismes, ajoute Rémy Le champion. Mais changer pour faire quoi? Radio France, qui a un peu d'avance dans cette mutation, traverse une grève. Il faudra un patron gestionnaire qui sache parler du numérique avec un doigté social.»

 

Les plans de formation et le chantier RH s'annoncent clés. Mais pour penser la télé à l'ère digitale, il importe de mettre l'accent sur la mise en production numérique. La concurrence se fait sur les programmes, et pas tant entre éditeurs de chaînes. Takis Candilis, PDG de Lagardère Entertainment, qui tire 95% de son chiffre d'affaires de l'écran traditionnel, confiait en février que cette fabrication numérique n'est «pas structurée en France» et que «tout est à créer».

 

Est-ce à dire qu'il faut un patron qui soit d'abord un «digital boss» à France Télévisions? Philippe Bailly n'en croit rien. «Si on met un super webmaster, un bon éditeur de services numériques qui ne voit la télé qu'à travers ce prisme, le risque est qu'il arbitre en ce sens et passe à côté des antennes traditionnelles qu'il faut embarquer dans le numérique.»

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