Presse
On la dit moribonde, déclinante, sans avenir... Pourtant, des hommes d'affaires continuent de s'y intéresser en profitant de ses faibles valorisations et de ses perspectives de développement dans le digital et le hors-médias.

L’histoire commence comme un conte de fée. Une journaliste de Libération, Catherine Maussion, interviewe un jour de 2014 Patrick Drahi, le patron d’Altice. «Vous allez investir 14 milliards d’euros dans SFR, vous ne voulez pas en mettre 14 millions pour sauver Libé , demande-t-elle. Ce «1 pour 1 000» fait réfléchir Patrick Drahi: il a pris le dossier, en accordant au départ deux prêts… avant d’entrer dans le capital du quotidien, puis de mettre la main sur L’Express ainsi que sur le groupe Roularta en France (L’Etudiant, Point de vue…). «La seule façon de créer une entreprise pérenne, c’est de la développer, de la consolider et de l’étendre à d’autres pays», a-t-il dit le 27 mai devant les députés.
Altice  a finalisé le 9 juin le rachat du groupe Express-Roularta pour près de 55 millions d’euros. Des engagements ont été pris auprès de la Société des rédacteurs de l’hebdo pour garantir l’indépendance éditoriale: maintien d’un poste d’administrateur indépendant, droit de veto sur la nomination du directeur de la rédaction, comité de déontologie pour se prémunir de toute influence de l’actionnaire – avec rédaction d’un article dans L’Express en cas de pression… Patrick Drahi, qui souhaite regrouper ses actifs médias dans un même siège, rue de Chateaudun (Paris IXe), viserait un milliard d’euros de chiffre d’affaires dans les médias, contre un peu plus de 250 millions aujourd’hui.

Grandir pour amortir

Mais pourquoi s’intéresser à la presse? Serait-ce un levier d’influence pour ce géant des télécoms soumis à la décision politique en matière de réglementation? «On a plus d’influence avec 20 à 25 millions d’abonnés à SFR qu’avec 100 000 lecteurs de Libération, assure Arthur Dreyfuss, directeur de la communication d’Altice. Patrick Drahi ne se mêlera jamais de l’éditorial, mais il veut apporter une gestion plus rigoureuse, plus entrepreneuriale, plus moderne.» Au groupe Express-Roularta, il a nommé PDG Marc Laufer, qui vient d’apporter sa société News & Co et s’est fixé pour objectif de ramener le groupe à l’équilibre à fin 2016.

Recédera-t-il certains titres au groupe Figaro? Pas sûr: «Nous sommes plutôt des acheteurs que des vendeurs. Nous continuerons à croître en France et nous poursuivrons notre développement médias à l’international», souligne le nouveau patron. Israël, le Portugal et les Etats-Unis – où est présent Altice – seront les premiers marchés prospectés. Sur le plan de la technique financière – dite «build-up» –, c’est par l’endettement que les actifs seront acquis et par des synergies de coûts de structure que les marges seront dégagées. «On va veiller à gagner 10 à 15% sur chacune des lignes, que ce soit l’achat papier, l’impression, etc.», confie Marc Laufer. L’astuce consiste à «plugger» les actifs de presse «optimisés» sur la même plateforme.
En négociant le rachat du Parisien-Aujourd’hui en France pour le compte de LVMH à 50 millions d’euros, Francis Morel, PDG du groupe Les Echos, fait un calcul pas très éloigné. Il s’agit de gagner en taille critique pour amortir plus facilement les coûts de production. «Etre un acteur isolé de taille moyenne est très compliqué, explique ce dernier. Quand vous avez un développement technologique sur une appli Apple, Android ou Microsoft, le fait d’être deux permet d’être plus fort.» Les cibles des deux titres ne paraissent pas vraiment complémentaires? Francis Morel voit au contraire dans Aujourd’hui en France le «journal des PME de province». Le nouveau groupe atteindra la masse critique de 335 millions d’euros.

Le trio BNP s’est, lui, emparé de L’Obs pour 4,1 millions d’euros nets versés à Claude Perdriel (un prix dérisoire qui a pesé sur la valorisation de L’Express). Sous la férule du groupe Le Monde, le déficit de l’hebdo a néanmoins été ramené de 10 à 3 millions d’euros et peut espérer retrouver l’équilibre. En France, si Patrick Drahi estime qu’il n’a «pas de grande convergence entre la presse écrite et la téléphonie mobile» et que Le Monde ne propose pas (encore) d’offres couplées avec Free Mobile, Xavier Niel a fortement poussé à ce que la nouvelle Matinale de l’ex-quotidien du soir soit lancée non pas sur tablette, comme le voulaient Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, mais sur mobile.

L'acquisition n'est plus le sujet, le développement si

Mais si la presse continue d’intéresser, c’est bien sûr parce que ses prix se sont beaucoup dépréciés. «La dévalorisation rapide des actifs de presse est une tendance internationale: depuis dix ans, le prix des transactions s’est effondré, conséquence du manque d’intérêt des projections de rentabilité», souligne Jean-Marie Charon, sociologue des médias. Le groupe de presse belge Rossel n’aurait ainsi payé que quelques millions d’euros pour racheter la moitié de 20 Minutes. «Les valorisations se font aujourd’hui sur des critères objectifs, des multiples de cinq ou huit fois l’Ebitda, estime Bernard Marchant, son patron. Mais les orientations stratégiques sont plus claires qu’il y a cinq ou dix ans: il s’agit de convertir la presse traditionnelle en opérateur multimédia, en étant à la fois papier et digital, sur un modèle publicitaire ou payant, car ce qui compte, ce sont les contenus et avoir la taille critique.» Les effets d’échelle permettent à Rossel d’investir dans les technologies digitales –comme une plateforme programmatique à 3 millions d’euros – ou d’envisager des partenariats industriels avec son coactionnaire Ouest France dans 20 Minutes: «Nous avons énormément d’intérêt à collaborer.» Avec 10% d’excédent brut d’exploitation sur 540 millions d’euros de chiffre d'affaires (CA) en 2014, Rossel ira-t-il jusqu’à s’offrir les titres du groupe Ebra que l’on dit à vendre avec le retrait de Michel Lucas, président du Crédit mutuel? Le groupe de presse quotidienne régionale serait aussi observé de près par LVMH.

«Il n’y a pas de fatalité à ce que la presse soit en déclin et déficitaire», souligne Didier Quillot, qui a repris Motor Press. Pour ce coactionnaire de Reboot Media Participations, un groupe de 28 millions d’euros de CA  pour 3 millions de déficit, le retournement viendra d’un abaissement des coûts, notamment sur la masse salariale, de la digitalisation des titres phares et de l’animation de communautés. Il envisage de réduire des périodicités, ainsi pour Moto journal. «Il y a une révolution sociale à faire, dit-il. Plutôt que de contrat de lecture, je préfère des contrats de marque avec sa communauté.» L’homme rêve de créer d’ici à trois ans un mini-groupe Amaury, en se développant sur des marques leaders avec des activités hors-médias, comme les transactions de réservation entre propriétaires de camping et vacanciers ou les courses à pied et à vélo, par acquisition ou croissance interne.

«Aujourd’hui, le sujet n’est pas le prix d’acquisition, qui est proche de zéro, mais le montant à investir pour développer la marque média», estime Pascal Chevalier, président de Reworld Media. Après Marie-France en 2013, celui-ci avait acquis auprès du groupe Lagardère huit magazines (Auto Moto, Maison & Travaux, Be…). Montant de la transaction: zéro euro. Lagardère lui aurait même versé 15 millions afin de couvrir les frais de restructuration.  Pour Jean-Marie Charon, deux logiques apparaissent: «Certains groupes, comme Ebra, Centre France et probablement demain La Dépêche avec les Journaux du Midi, cherchent à faire des économies d’échelle en réduisant le nombre d’imprimeries ou en mutualisant les rédactions. D’autres comme Le Monde et L’Obs sont dans une problématique de concurrence sur le numérique et voient dans ces rapprochements l’occasion d’agglomérer de grosses audiences digitales sur certaines catégories de lectorat tout en faisant converger les compétences.» C’est ainsi que LVMH pourrait tirer profit de l’expérience développée par Le Parisien dans le numérique, particulièrement le mobile ou les start-up, grâce à l’ouverture d’un incubateur maison.

Rentabilité égal liberté

C’est désormais tout un écosystème que l'on cherche à développer. «La presse est devenue un moyen parmi d’autres de diffusion d’une marque média, et ce levier est en décroissance», insiste Pascal Chevalier, de Reworld Media, qui vient de racheter à Patrick Chêne le groupe Sporever, spécialisé dans les contenus sportifs. Box et boutique éphémère Marie-France, Prix de la rénovation lancé cette année par Maison & Travaux, Pascal Chevalier développe le hors-médias à tout va, lui qui ne vient pas de l’industrie de la presse, mais d’internet. Chez Reworld, les rédacteurs en chef sont également responsables du compte d’exploitation de la marque. «Il faut changer car l’écosystème a changé, et tout le monde a pris conscience de l’importance de la monétisation. La rentabilité est la condition pour avoir la liberté de développer les marques médias», justifie Pascal Chevalier, dont le groupe a réalisé l’an dernier près de 70 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour un résultat d’exploitation déficitaire de 3 millions.

Pour Jean-Christophe Tortora, qui a repris La Tribune début 2012, le hors-médias prend aussi une place croissante: en 2014, les conférences et forums ont représenté 25 à 30% des 8 millions de chiffre d’affaires dégagé par le titre. Le journal papier, qui ne paraît plus qu’une fois par semaine, rapporte encore 15 à 20% des recettes, 25% provenant des abonnements et les 30% restant du digital, que ce soit en publicité sur le site, le numérique ou via des partenariats. «En moins de trois ans, nous avons inversé le modèle économique de La Tribune. C’était indispensable puisqu’aujourd’hui, plus le poids du papier est important dans le chiffre d’affaires d’un groupe de presse, plus sa valeur se dégrade», estime le patron.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.