Numérique
Dans un entretien exclusif à Stratégies, Axelle Lemaire revient sur les grandes lignes de son projet de loi numérique. La secrétaire d'Etat au numérique se prononce sur les ad-blockers et envisage de soumettre les géants du Web à une redevance.

Vous avez engagé une consultation du grand public jusqu’à mi-octobre sur votre projet de loi. Peut-on imaginer qu'une proposition plébiscitée par les internautes soit ensuite amendée ou rejetée par les parlementaires ?

Axelle Lemaire. Il s'agit de coconstruire la loi pour que la source soit élargie. Mais ce n'est pas de la démocratie directe car cela signifierait que le gouvernement s'engage à intégrer une proposition après un plébiscite. Ce n'est pas le cas. On s'engage à un droit de réponse pour les propositions qui auraient reçu le plus grand nombre de votes. Il y aura des arbitrages ministériels, le texte passera au Conseil d'Etat puis viendra au débat parlementaire. Il y a deux manières d'y intégrer une proposition : soit le gouvernement décide de le faire car il considère que c'est une idée intéressante soit ce sont les parlementaires qui récupèrent des propositions citoyennes. Nous ne recherchons ni un plébiscite ni un vote de censure mais des idées nouvelles et un regard extérieur sur notre proposition de rédaction juridique. Je n'ai pas la prétention de maîtriser tous les tenants et aboutissants du numérique, qui concerne aussi bien les particuliers, les administrations que les entreprises.

 

Des propositions citoyennes, n’est-ce pas une façon de neutraliser l'influence des lobbies...?

A.L. Non. Les lobbies sont comme tout le monde invités à participer sur la plateforme et à faire des propositions. Ils en feront sans doute en aval, pendant le débat parlementaire. Ils ont plusieurs occasions de s'exprimer alors que cette consultation publique permet pour la première fois au citoyen de participer au travail législatif, sachant que le parlement reste souverain.

 

Vous parlez dans votre texte d'un «service public de la donnée». Mais si, pour accéder à cette donnée publique, on est tributaire de Google, faut-il créer un moteur public ?

A.L. Je ne crois pas à la création d'outils numériques ex nihilo pour répondre à des enjeux de souveraineté. Internet est par définition ouvert et ne peut pas être enfermé dans des frontières quand il s'agit d'effectuer des recherches. Les données issues de la recherche scientifique et technique intéressent la communauté scientifique dans son ensemble. Avoir une plateforme franco-française qui enferme l'accès à des données produites par l'administration ne correspondrait pas à l'objectif recherché. Il existe des alternatives à Google, je pense par exemple à Qwant. Et l'open data répond à l'obligation de transparence de l'action publique. Dans ce cadre, les données doivent être mises à disposition gratuitement. Le second objectif est celui de l'innovation liée à la circulation des données : plus ces dernières circulent, plus il y a un potentiel de création de valeur économique.

 

Une redevance pourrait être versée par les géants du Web pour l'utilisation de la donnée publique ?

A.L. L’objectif, c’est la gratuité et la circulation. Nous ne raisonnons pas par rapport aux géants du web, mais le modèle freemium est une piste de travail pour certaines données : il faut que ce soit toujours gratuit pour les petites structures ou les citoyens, et envisager la possibilité d’attacher plus de contraintes à l'exploitation massive des données - ou  big data -, soit en imposant un partage à l’identique [«share-alike», ou réutilisation commerciale de données à condition qu'elles soient en accès libre], soit le paiement d'une redevance. Ce modèle est celui qui capte le mieux la valeur croissante des données.

On peut d’ailleurs noter que Google Maps fait payer son usage professionnel. Les précisions sur les modes de rémunération seront d'ordre réglementaire. L'aspect gratuité /redevance figure dans la directive européenne sur l'open data (PSI) dont Clotilde Valter défend actuellement la transposition au parlement : nous avons fait le choix de la gratuité par défaut. Il reste cependant, à titre d’exception, des modèles de redevance et de droit d'exclusivité en fonction de catégories de données.

 

Dans votre texte, l'article 15 entend lutter contre les faux avis de consommateurs en ligne. Comment comptez-vous le mettre en application ?

A.L. C'est une obligation qui rentre dans le droit de la consommation, via la DGCCRF, qui a le pouvoir d'enquête. Cette disposition doit contribuer à créer un climat de confiance qui est essentiel à l'essor du commerce électronique. Le projet de loi vise à confier à une autorité administrative la charge de veiller à la loyauté des plateformes.

 

Faut-il une haute autorité du numérique pour y veiller ?

A.L. Le projet de loi vise à confier à une autorité administrative la charge de veiller à la loyauté des plateformes. Effectivement, la disposition sur les faux avis en ligne est un exemple de l'application de cette loyauté. On a fait le choix de placer cette mission de veille au sein de l'Etat plutôt que de la confier à une autorité administrative indépendante. Les consommateurs finaux doivent avoir une connaissance transparente de la manière dont les produits leur sont vendus, dont les résultats d'une recherche sur un moteur sont référencés, etc. On retrouve à travers cela toutes les questions autour de l'abus de position dominante ou de la concurrence déloyale de la part des géants de l'internet, que ce soit avec des moteurs de recherche de shopping ou les ad-servers. Nous avons très peu de données objectives sur les pratiques commerciales des plateformes. Pour savoir s'il y a nécessité d'adapter le droit de la concurrence, il faut amasser des informations - en Allemagne ils ont créé pour cela des plateformes de données gérées par des associations de consommateurs. En France, ce sera l'administration qui pourrait s'en charger.

 

L'article 22 consacrera le droit à l'inviolabilité de la correspondance privée sur Internet. Va-t-on empêcher Gmail de scanner les emails pour repérer des mots-clés ?

A.L. Oui. La messagerie électronique reste très secondaire comme source de revenus. Certains fournisseurs mettent en avant le fait qu'ils ne font pas d’examen à des fins publicitaires. Twitter fait l’objet d’une action collective aux États-Unis car il scanne les messages privés échangés sur son réseau. Au départ, j'étais un peu surprise de constater que le droit français n'explicitait pas le fait qu'un courriel est une correspondance privée. C'est pourtant une évidence absolue pour un courrier postal. Plusieurs acteurs sont concernés. Il s'agit de publicité ciblée adressée en fonction d'un historique des envois et où l'on peut attacher la publicité au détenteur d'un compte de messagerie. Mais je ne pense pas que cela va pénaliser les acteurs économiques : assurer une bonne concurrence, c'est aussi donner les moyens aux entreprises de mettre en avant les pratiques les plus vertueuses. L'ère n'est plus à l'angélisme ou à un numérique utopiste. L’enjeu, aujourd’hui, est de ne pas laisser s’installer un climat de soupçon. Notre responsabilité politique, c'est d'agir pour créer les conditions d'un climat de confiance. C'est une demande assez forte de la part des acteurs économiques.

 

Ne pourrait-on pas étendre ce principe aux réseaux sociaux, à travers un droit à ne pas être scanné dans ses informations personnelles ?

A.L. Ce principe de non-traçabilité s'applique aux messages privés. Par définition, les réseaux sociaux sont publics. C'est un peu délicat quand on est dans un domaine ni totalement privé ni totalement public, comme par exemple la page Facebook. Mais c'est un peu comme si on écrivait sur un tableau d'école son nom et ses cordonnées, tout en demandant que ce ne soit pas vu par d'autres. Le droit français est déjà très exigeant, y compris pour ces contenus semi-publics et leur traitement. L'éducation numérique est essentielle pour comprendre que l'on révèle des informations privées qui seront potentiellement réutilisées, que ce soit par des pairs ou par le réseau. Il faut sortir de la naïveté sur le sujet. Pour autant, nous introduisons un article sur la libre disposition de ses données, ce qui doit conférer de nouveaux droits aux particuliers. C'est le cas de la portabilité, qui doit permettre de récupérer les données qui ont été postées à tout instant.

 

On n'est donc pas scotché à vie à Facebook par exemple ?

AL. Non seulement on n'est pas scotché à vie, mais le réseau aura l'obligation de fournir une copie du contenu des informations postées sous un format réutilisable. Ces données stockées sur le cloud concernent les photos, ou les albums de vacances par exemple.

 

Ce projet de loi ne comporte plus de volet lié à l’univers des start-up… C'est Emmanuel Macron qui le récupère?

A.L. Nous continuons tous deux à beaucoup œuvrer pour les start-up et l’innovation. L’immense majorité de mon travail sur ce sujet n’est pas législatif : j’ai labellisé des systèmes French Tech, mis en place des dispositifs comme les French Tech tickets, les French Tech Pass… Ce sont des politiques publiques, mais ce n’est pas du domaine de la loi. Nous développons aussi le label French Tech à l’international :à New York, Tokyo, Tel Aviv... Nous avons bon espoir d'en labelliser cinq à dix nouveaux d’ici à  la fin de l’année. On a reçu plus de vingt candidatures, d’Amérique Latine comme d’Afrique.

 

Et comment comptez-vous œuvrer pour les start-up dans ce projet de loi ?

A.L. Mon souhait, avec ce projet de loi, est de leur donner de nouvelles ressources en ouvrant les données publiques et en facilitant la recherche. Par ailleurs, j’ai passé en revue les dispositifs actuels et les possibilités d’évolution au plan législatif. La loi sur le numérique n’a pas vocation à porter des mesures dans le domaine fiscal, qui relèvent de la Loi de Finances. S’il y a des aménagements réglementaires dans certains secteurs qui pourraient y favoriser le développement des start-up, Emmanuel Macron pourra traiter ce volet dans une loi qu’il prépare. Sur le crowdfunding, des évolutions réglementaires sont aussi possibles, mais on pourrait les inscrire dans le projet de loi : la consultation sert aussi à ça. On pourrait s’intéresser à l’impact de l’entrée en vigueur de la première loi française qui l’encadre, il y a un an. Contribue-t-elle à un réel essor, l’éthique est-elle au rendez-vous ?... Le financement collaboratif par les plateformes de crowdfunding est-il bien complémentaire aux financements classiques de type bancaire ? Se pose par exemple la question de l’accompagnement par les autorités, telle l’AMF (Autorité des marchés financiers) des plateformes qui veulent avoir le droit de devenir plateformes de crowdfunding. 

 

Votre projet de loi pour une « République numérique » a une dimension sociétale. Est-il aussi économique ?

A.L. J’ai lu que ce n’était pas un projet de loi économique. Or quand je parle de datas, voire de données personnelles, je parle de l’économie. Je serai à Dublin au Web Summit en novembre, je participerai sans doute avec Facebook à une conférence sur les données personnelles. J’étais lundi chez Dashlane, une start-up française qui a levé 30 millions d’euros avec un produit de protection de la vie privée. On a intégré le fait que cette dimension immatérielle fait désormais partie de l’économie française, par l’économie de la donnée…



La question de la taxation des géants du web reste posée… Le gouvernement n’a pas de réponses à apporter à ce sujet ?

A.L. Il ne faut pas limiter l’action de l’Etat à l’élaboration de projets de loi : des actions énergiques sont menées par l’administration fiscale. Il est de notoriété publique que les géants du net se préparent et provisionnent des montants importants en conséquence. Ils ont donc bien compris que la France ne restait pas inactive. Nous cherchons à faire appliquer le Code des impôts, autrement dit à faire payer le montant adéquat de l’impôt sur les sociétés dû par ces entreprises, compte tenu de leur activité en France. C’est complexe : il faut démontrer la création de valeur économique sur le territoire français. Il ne m’appartient pas de commenter des procédures fiscales individuelles, qui sont traitées en toute indépendance par les services concernés. Il y a une volonté gouvernementale pour que toutes les sociétés paient les impôts qu’elles doivent. Nous bénéficions d’un cadre international favorable, avec une Europe de plus en plus mobilisée sur ce sujet et des règles de l’OCDE qui pourraient changer bientôt.

 

Les ad blockers sont-ils une menace pour les médias numériques ? Faudrait-il réglementer ce que certains comparent à du racket ?

A.L. Cela ne figure pas dans le projet de loi, car le sujet émerge tout juste… Je constate que le recours à des ad-blockers est croissant, ce qui pose la question de la capacité de la pub en ligne à capter des clients potentiels sans déranger les pratiques de lecture, de loisirs ou d’achat sur internet. Interdire les ad-blockers me paraît très délicat : il y a une technologie qui consiste à bloquer les ad-blockers. Je ne suis pas tellement favorable à une réglementation intrusive sur le sujet, mais je pense que les médias, plus qu’avant, doivent être dans une stratégie de renouveau constant de leur modèle économique, et donc convaincre les lecteurs qu’ils sont les meilleurs en évitant de leur imposer des publicités trop nombreuses ou trop intrusives. Ce qui rend leur travail compliqué. C’est, pour moi, un autre symptôme du manque de confiance des utilisateurs dans certaines pratiques : en abusant du suivi et de la publicité intrusive, on a favorisé les comportements de rejet en bloc du modèle et on nuit, in fine, à la croissance du secteur.

 

Mais exiger de l’argent pour laisser passer certains types de publicités est-il acceptable ?

A.L. Ce n’est pas une pratique que, personnellement, j’aimerais voir encouragée. Je pense qu’on retrouve ici la question de la loyauté : il faut développer les pratiques loyales et équilibrées pour éviter les comportements de parasitisme ou de détournement. Et ce n’est pas vrai que des ad-blockers !

 

Comment percevez-vous l’émergence de mega groupes de medias et de télécommunications en Europe, qui pourraient proposer l'ensemble dans des packages uniques ?

A.L. L’exemple de Vivendi n’a pas été particulièrement réussi. Il me paraît compliqué de concilier deux objectifs contradictoires : assurer une libre circulation des contenus comme opérateur télécoms, et produire et vendre ses propres informations et contenus en tant que média. Des synergies entre production de contenus et contenants paraissent être le chemin qui se trace en ce moment. Les fournisseurs de services s’intéressent de plus en plus aux infrastructures : ils sont obligés de constater qu’ils en sont eux-même dépendants. Google teste ainsi des technologies qui lui permettraient d’être maitre de ses réseaux (fibre optique, etc). A l’inverse les opérateurs signent des partenariats avec des fournisseurs de contenus, tel Netflix.

 

Est-il gênant qu’il y ait une exclusivité de contenu dans une plateforme ?

A.L. Ma réponse est la neutralité du net : que cette exclusivité de contenu ne s’accompagne pas d’un débit différent en fonction de la souscription d’offres commerciales ou pas, ou d’une discrimination envers d’autres services. C’est une des réponses dans le projet de loi. Mais je ne suis pas enthousiasmée par la perspective que ce modèle s’impose. Des synergies et partenariats oui, mais qu’il y ait des superstructures de production et de gestion de l’information serait un peu orwellien.

 

«La neutralité du net est une machine de guerre du monde des services et de la distribution de contenus, qui veut pouvoir écouler sans limite ses produits, contre les opérateurs, qui ont les tuyaux. C’est un attrape-couillon», confiait Stéphane Richard il y a un an… Votre réponse ?

A.L. C’est un argument classique des opérateurs. Mais les 28 Etats de l’Union européenne ont adopté un texte qui affirme l’importance de la neutralité du net en Europe. Les opérateurs n’auront pas d’autre choix que de s’y conformer. Le gouvernement français a choisi de mettre en œuvre rapidement cela dans le droit français. La neutralité du net est un principe social avant d’être un principe concurrentiel : il est très important qu’il n’y ait pas une utilisation discriminatoire par ceux qui maîtrisent les « tuyaux », qui pourrait privilégier certains clients plutôt que d’autres… Il serait intolérable d’accepter un internet à plusieurs vitesses. Ce serait la voie ouverte à des internet fermés. Un internet neutre et ouvert est aussi un garant de l’innovation. Il permet à tous, y compris aux start-up, d’aller tester des services innovants sur les réseaux. Et il dépasse la question des opérateurs : l’accès aux moteurs de recherche, à la publicité, aux réseaux sociaux ou aux magasins d’application est aussi crucial que l’accès aux réseaux télécoms.

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