Avec une progression record, le programmatique étend son emprise sur le marché. Mais l’explosion du mobile oblige à une adaptation permanente dans un écosystème pas toujours visible. Et où les géants comme Google et Facebook accentuent leur domination.

Depuis quatre ans, quelle qu’en soit l’origine, les chiffres amènent au même constat. La progression du programmatique agit telle une déferlante sur les marchés publicitaires du monde entier. Quand une étude d’Emarketer prédit pour les États-Unis que 83% des achats médias seront programmatiques d’ici 2017, l’Interactive Advertising Bureau en Europe (IAB) profite, lui, du dernier Dmexco à Cologne mi-septembre pour annoncer, pour le seul marché européen, une croissance de plus de 70% des investissements publicitaires par ces technologies dans le display, entre 2014 et 2015, soit un montant total de 5,7 milliards. Un développement favorisé par l’explosion des dépenses dans le programmatique sur le mobile (+165%), dont ont largement profité les médias sociaux et la vidéo en ligne, où il gagnait +95% sur un an.

La France ne fait pas exception à la règle. Dans son rapport en juillet dernier, le Syndicat des régies internet (SRI) relève que le programmatique capte désormais la moitié des investissements dans le display, avec une activité en hausse de 50% par rapport aux six premiers mois de 2015. Une progression «sur tous les types de formats», souligne l’organisation représentative, qui précise que «le programmatique mobile est largement porté par les réseaux sociaux» et que sa part dans la vidéo touche plus du tiers des achats. Et de conclure que cette croissance continuera «jusqu'à représenter 60% du display à la fin 2016», prévoyant également que «les autres médias s’ouvriront au programmatique».

Révolution en marche

Une prophétie qui touche du doigt tout le paroxysme du phénomène. Si le mode automatisé d’achat de publicité en ligne a connu une expansion aussi forte que rapide, tout reste à venir. «Une mutation colossale s’annonce. À terme, on peut prédire que toutes les opérations seront réalisées en programmatique, exception faite des opérations spéciales et du brand content», prévoit David Pironon, directeur commercial et opérations de la société Smart Ad Server. Mais cette technologie ne constitue que la partie d’une révolution plus globale, dans laquelle «le programmatique n’est qu’un outil et doit rester à sa place», modère Luc Vignon, directeur général de SFR Régie. Reste que «le prochain défi sera "l’omnicanalité", avec un média TV qui est d’ores et déjà en train de basculer sur le programmatique», assure Jean Neltner, cofondateur et directeur général de Fifty Five, agence spécialisée dans les problématiques data.

En attendant, pour le seul secteur du digital, les opérateurs sont déjà au rendez-vous. Le deuxième baromètre de la société Quantcast et du think tank EBG, paru fin septembre et interrogeant les représentants de 850 sociétés, indiquait que plus des deux tiers des annonceurs et agences utilisent le programmatique pour des achats display online. Huit sur dix se disent satisfaits de leurs campagnes empruntant ce mode, et parmi lesquelles plus de 70% ont recours aux formats vidéo. Un sentiment qu’ils expliquent notamment par les performances et l’optimisation du ciblage. «Ceux qui ne l’utilisent pas mettent d’abord en avant l’absence de ressources compétentes en interne ou de connaissance sur le sujet, note Franck Lewkowicz, directeur général de Quantcast France, mais ce n’est plus un problème de disponibilité.»

Une explication logique, étant donné que la moitié des éditeurs déclarent déjà commercialiser une partie de leur inventaire en programmatique, permettant à plus de 60% d’entre eux d’augmenter leurs revenus publicitaires. Et le phénomène risque de se prolonger. Près de 60% des annonceurs et agences estiment que l’ensemble des espaces en ligne sera commercialisé à terme en programmatique, et plus de la moitié envisagent notamment «d’augmenter le budget programmatique alloué au branding en 2017». Les 30% d’annonceurs n’y ayant pas -encore?- recours pour le branding le justifient «par une couverture insuffisante pour leurs campagnes ou par des problèmes de brand safety», poursuit Franck Lewkowicz. À noter également que, si une grande majorité des adeptes du programmatique y investissent entre 10 et 40% de leur budget, «un sur dix a déjà passé les 80%», se réjouit le dirigeant de la filiale française de Quantcast.

Le test permanent

En France comme en Europe, et encore plus aux États-Unis, le programmatique a donc réellement franchi un cap - bien que la particularité même de ce marché consiste à ne finalement jamais arriver à maturité. «Le contrat de base en la matière reste le "test and learn" permanent», rappelle Yohann Dupasquier, fondateur du trading desk Tradelab. Une logique qui induit le plus souvent une nouvelle manière de faire pour les annonceurs: «Sur ce secteur en pleine mutation, il faut savoir prendre des risques. Nous avons une procédure classique: 80% des budgets sont investis dans des solutions éprouvées, 20% le sont en "test and learn"», confie Guillaume Planet, directeur digital marketing et media chez SEB. Il est vrai que les pratiques changent vite. Par exemple, en passant en deux ans, pour les éditeurs, de la vente aux enchères de bannières qui n’avaient pas trouvé preneur en gré à gré, à des accords garantissant les emplacements, le contexte, l’environnement sur de nombreux formats –y compris les premiums- avec un tarif fixé à l’avance.

Les usages du public dictent également leur loi. «D’après l’institut d’études Kantar Millward Brown, nous prenons notre mobile 221 fois par jour pour y passer 147 minutes», souligne Nicolas Rieul, responsable de la commission Publicité du Mobile Marketing Association (MMA) en France et head of mobile chez Dentsu Aegis Networks. «En outre, il permet de géolocaliser le mobinaute, donc d’avoir un ciblage plus pointu. Or, la bataille des annonceurs, c’est de trouver le bon instant pour toucher le contact avec son message», poursuit-il, «avec le portable, on peut donc maintenant faire du moment planning.» Une possibilité attirante pour le marché publicitaire, qui se heurte toutefois à une complexité technique. Car «80% du temps consacré au mobile se passe dans les applis, qui sont sans cookies», reconnaît Nicolas Rieul. Difficile dans ces conditions d’obtenir des données indispensables. Mais l’obstacle semblerait provisoire puisque, depuis deux ans, Google et Apple ont ouvert les device ID -respectivement AID (Advertiser Identifier) et IDFA- sur leurs systèmes Androïd Google et iOs. «Ils offrent des données plus fraîches que les cookies et permettent de suivre le parcours du mobinaute durant toute la vie de son téléphone, donc de le catégoriser, de connaître ses centres d’intérêt et de le localiser», se réjouit le représentant du MMA.

Pourtant, le mobile n’a capté que 29% des investissements digitaux en 2015. Mieux que deux ans auparavant, où il en attirait seulement 15%, mais en décalage avec les usages de l’internaute, qui navigue plus de la moitié du temps sur le web mobile. «Nous sommes en France dans un marché publicitaire qui évolue négativement et où la TV conserve une part de marché importante, rappelle Luc Vignon. L’annonceur doit faire des arbitrages et investit souvent dans le mobile parce qu’il le faut, sans que ce soit évalué en fonction d’objectifs précis au sein d’une stratégie médias identifiée.» Faut-il ou non, d’ailleurs, corréler ses investissements à l’ensemble des médias qui ont aidé un internaute à passer à l’acte de conversion? Pour David Pironon, le marché français, comme son voisin allemand, tient encore une position trop tranchée sur ce sujet de la contribution: «On donne beaucoup trop d’importance au post-clic et pas assez au comportement de navigation qui a précédé. Pourtant, les outils sont là. Mais on ne sait pas encore les utiliser.» En d’autres termes, la recherche de cross-device, c’est-à-dire la capacité à analyser l’ensemble du parcours de navigation d’un seul et même internaute, si elle est possible, n’est pas encore assez utilisée. «C’est pourtant un enjeu fort. On passe beaucoup de temps sur mobile pour se renseigner, notamment sur des produits complexes, sans pour autant acheter. L’influence mobile est réelle et les investissements ne reflètent pas toujours cela. Pour être performant, il faut unifier la vision d’une personne sur l’ensemble de ses devices», martèle Éric Clemenceau, directeur général France de Rocket Fuel, DSP qui intègre cette approche dans l’accompagnement de ses clients.

Marché complexe

Autre sujet, la multiplication des intervenants qui perturbe la lisibilité de l’écosystème, même si un mouvement de concentration semble poindre. «Avec la création d’une DSP ou d’une SSP par jour, il existe encore un trop grand nombre d’acteurs», observe Salif Diop, directeur de la programmatique et des opérations de la régie publicitaire Adikteev. «Le paysage doit être nettoyé, d’autant que beaucoup vont mal», confie-t-il. Conséquence, «une rationalisation du marché se met en place et les acteurs moins sérieux tendent à disparaître», relève Yohann Dupasquier de Tradelab.

On sait déjà qui sont les grands gagnants de la partie. En l’occurrence, les géants du web comme Google et Facebook, «qui se sont créés en automatisant l’achat et la vente d'espace publicitaire avant que le programmatique ne se généralise, rappelle Sophie Poncin, dirigeante de la régie d’Orange et présidente du SRI. «Ils font 100% de programmatique quand les autres en font 50%.» Grâce à cet historique, ils capteraient au moins 60% des investissements au global. «Si on prend en compte le search, sous la domination de Google, leur part serait même à 70%», avance Hélène Chartier, directrice générale du SRI. Sachant que Facebook réalise maintenant 80% de ses revenus publicitaires sur le mobile, il est facile de penser que cette part ne va pas reculer. «Cette domination existe, mais l’histoire se répète, comme avec Microsoft dans les années 90. D’autres acteurs peuvent tout à fait émerger avec de nouveaux écosystèmes prédominants», ose François-Xavier Pierrel, directeur Europe du Sud et Moyen Orient de la solution Atlas, service du réseau social américain. Une situation, qui pour lui, n’a rien de négatif, bien au contraire : «Facebook nourrit aussi l’écosystème, aide les indépendants et les petits éditeurs à défendre leur audience. Nous sommes prêts à intégrer notre solution chez tout le monde.»

Sans doute une solution pour Facebook, mais pas forcément pour ses concurrents. Qui s’en sortiront «si les éditeurs favorisent les collaborations, à l’instar de ce qui se passe en Allemagne dans les médias, avec la data», analyse Sophie Poncin. «La puissance des audiences est là, la notoriété des marques, la qualité des contenus également. Les GAFA ont moins de contenus de qualité à proposer», poursuit-elle. «Il faut démontrer notre capacité collective à reprendre la main.» Ce sera sans doute un signe de maturité du marché.

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