Presse en ligne
Dix ans après le lancement des premiers sites de presse en ligne en France, le modèle du payant semble en passe de l’emporter, à l'image du succès de Mediapart. En gratuit, seul le Huffington Post tire son épingle du jeu. Décryptage.

Ce 23 janvier 2017, Edwy Plenel est l'invité de l'Association des journalistes médias. Devant une trentaine de ses confrères, l'homme à la sempiternelle moustache et aux cheveux noirs de jais - "un hasard génétique", précise-t-il - est venu défendre en toute transparence son modèle d'une presse en ligne libre, indépendante et....payante. Un modèle qui, en 2016, a encore fait la preuve de son succès comme en attestent  130 000 abonnés  (+10%), un chiffre d'affaires de près de 11,5 millions d'euros (+10%) et une marge nette supérieure à 15%. A tel point qu'Edwy Plenel sera invité en avril à exposer ses recettes devant le département media de l'université de Chicago qui a fait de Mediapart l'un de ses "case studies". Des Chicago's boys nourris à l'ultra-libéralisme de Milton Friedman s'intéressant au journal d'un ancien trotskyste ? "Personnellement, je n'avais pas de défi éditorial en faisant Mediapart, confie le patron-fondateur. Mon vrai défi, et qui est contraire à l'image que j'aie, c'est un défi d'entrepreneur. C'est de montrer qu'une entreprise peut devenir rentable en faisant simplement du journalisme".  C'est ce modèle qui inspire aujourd'hui Les Jours, Medias Cités, bref tous les journaux en ligne qui se lancent aujourd'hui. 

Eléments de compréhension

Mediapart n'est pas assis sur un tas d'or comme le Canard enchaîné mais il dispose tout de même de 4 millions d'euros de trésorerie, sans aucun endettement. Au coeur de son histoire de neuf ans, l'auto administration d'un taux de TVA de 2,1% au même titre que la presse papier. A la fin 2015, cela lui a valu un redressement fiscal de 2,5 millions d'euros d'arriérés - qui ont été payés - et de 2,2 millions d'euros de pénalités - provisionnés. "Nous ne sommes pas des fraudeurs, répète le fondateur qui a fait appel et est souvent interpellé par ses lecteurs sur ce sujet. Pour lui, il s'agit là non seulement d'un combat politique qui a profité à l'ensemble de la presse en ligne mais aussi d'un aspect clé de son développement. "Vous pensez que j'aurais trouvé les 10 ou 15 millions pour faire face à une TVA de 20%? Non évidemment, proteste-t-il. Mediapart a coûté six millions pour parvenir au point d'équilibre. Pour y arriver, avec une TVA à 19,6 puis 20%, il aurait fallu beaucoup plus d'argent".  L'homme plaide maintenant pour une taxe sur les distributeurs numériques pour permettre aux journaux en ligne indépendants de faire face pendant les trois premières années.

Fort de 74 salariés, dont plus de la moitié à la rédaction et 16 à l'informatique, le journal en ligne a compris que les lecteurs payants n'étaient pas demandeurs d'engagement éditorial, mais d'informations. «Si Mediapart n'avait été que l'addition des éditoriaux d’Edwy Plenel, François Bonnet et Laurent Mauduit, nous serions à 5 000 abonnements, souligne le patron. Mediapart est utile parce qu'il apporte des faits, des éléments de compréhension.» Son «paywall» n'est, lui, pas complètement étanche: gratuitement, il est possible de partager ou d’offrir des articles, suivre les blogs, les débats ou les live sur Facebook, ce qui permet au site d’atteindre une audience globale de près de 2,7 millions de visiteurs uniques par mois, selon Médiamétrie.

Selon Louis Dreyfus, patron du groupe Le Monde, dont fait partie Rue 89, le modèle payant est adapté aux pure players d'information incarnés, au territoire d'expression assez balisé: la politique pour Mediapart, la télévision pour Arrêt sur images. Ces deux sites créés par des anciens du Monde, Edwy Plenel et Daniel Schneidermann, ont considéré que le web payant offrait un surcroît d'indépendance.

Avec 25 500 abonnés et près de 900 000 euros de chiffres d'affaires, Arrêt sur images est aussi bénéficiaire, mais c'est un combat de tous les instants. D'autant que l'autoapplication d'un taux de TVA réduit lui a également valu de devoir rembourser 540 000 euros au fisc. Heureusement, comme Mediapart, le site peut faire appel à la générosité de ses lecteurs via du crowdfunding. «Nous avons récupéré sensiblement la même somme», précise son fondateur.

Pour tenter de convaincre les internautes de s’abonner, le site diffuse sur son compte Twitter des articles laissant 20 à 35% du contenu en accès libre. «C'est important pour se faire connaître, mais cela ne crée pas de l'abonnement», estime Daniel Schneidermann. Mais une vidéo diffusée sur Facebook peut atteindre des centaines de milliers de vues et rapporter une vingtaine d'abonnements. Depuis l'été 2016, le site s'est associé à Next Impact et Les Jours pour proposer sur la plateforme La Presse libre des abonnements multisites à prix réduit.

Réflexion sur la proposition éditoriale

Le payant, c’est également le pari que semble être en train de remporter Brief.me, lancé en janvier 2015 par Laurent Mauriac. Cet ancien cofondateur de Rue 89 a choisi un positionnement clair: aider les internautes à faire le tri. «Nous avons trouvé la clé pour faire payer les internautes, notamment les jeunes, à savoir rompre avec le trop plein d’info. Nous nous situons au confluent du “slow media” et de l’actualité», résume Laurent Mauriac.

Ce média repose non pas sur un site, mais sur une newsletter, envoyée quotidiennement à ses 3 500 abonnés, sans images ni publicités. Selon nos calculs, cela représente en rythme annuel un chiffre d’affaires de presque 180 000 euros, pour un effectif de cinq salariés, dont trois journalistes. Brief.me vise l’équilibre pour la fin de l’année, condition que la start-up s’est imposée avant d’entamer de nouveaux développements. «Le contexte économique est très différent d’il y a dix ans. Lorsque nous avons lancé Rue 89, il y avait un vrai potentiel sur le marché publicitaire et moins de concurrence. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Pour survivre en gratuit, il faut être extrêmement puissant, ce qui est compliqué pour les sites indépendants. Être payant nécessite de passer par une réflexion sur la proposition éditoriale qui fera que les gens seront prêts à payer», analyse le fondateur de Brief.me.

Le tout-gratuit en souffrance

Hors divertissement, les exemples de réussite en gratuit sont rares. Les pure players d’info souffrent de la concurrence des sites d’actualité adossés à un média traditionnel, qui peuvent ainsi compter sur la force de frappe d’une imposante rédaction. Pionnier en la matière, Rue 89 n’est aujourd’hui plus qu’une simple rubrique du site de L’Obs, qui avait pourtant déboursé pas moins de 7,5 millions d’euros pour en faire l’acquisition fin 2011. «La gratuité publicitaire est un mécanisme de destruction de valeur, qui a conduit Rue 89 à chercher le clic, le buzz, et à ne plus être au rendez-vous du cœur de métier», estime Edwy Plenel.

«Le site perdait un million d'euros par an. Nous avons dû changer son modèle économique», répond Louis Dreyfus, patron du groupe Le Monde, qui a fait l’acquisition de Rue 89 lors du rachat de L’Obs en 2014, avant de le repositionner sur la révolution numérique.

Une dose de gratuit

Les pure players gratuits souffrent également d’un marché publicitaire où les tarifs se sont effondrés, la vente s’est automatisée et les internautes, voyant la publicité fleurir à tout va, se sont tournés en masse vers les bloqueurs de pub. Dans ce contexte, certains sites, comme Atlantico et Slate France, tentent d’introduire une dose de payant dans leur modèle.

«La course au clic n’a aucun sens pour nous, c’est pourquoi nous allons accélérer le virage du payant déclenché il y a deux ans», confirme Jean-Sébastien Ferjou, fondateur d’Atlantico. Pour le site, il y a urgence: le chiffre d’affaires – près de 700 000 euros par an – est loin de compenser les quelque 1,6 million de coûts annuels, d’où un plan d’économies en cours qui pourrait se traduire par une réduction des effectifs de moitié (10 personnes actuellement).

Du côté de Slate France, c’est silence radio. Faute d’avoir atteint la rentabilité huit ans après sa création (1,9 million d’euros de perte nette en 2015, pour un chiffre d’affaires de 950 000 euros), le site a lancé en octobre 2016 Slate+, avec pour objectif d’atteindre les 5 000 abonnés d'ici un an. «C’est difficile de mener de front une stratégie payante et gratuite», estime Laurent Mauriac, de Brief.me.

La petite info qui buzze

Un site a réussi le pari du tout gratuit: le Huffington Post. Lancé en France par Le Monde début 2012, avec pour tête de pont Anne Sinclair, le pure player a atteint la rentabilité dès 2015. La clé du succès? Une rédaction de 30 personnes, dont une quinzaine de rédacteurs, qui publient plusieurs dizaines d’articles par jour, sans parler des vidéos produites par 10 journalistes. Surtout, le Huff Po s’appuie pour la partie technique sur son grand frère américain et pour la régie sur celle du groupe Le Monde.

«Une partie de nos efforts porte sur le flux quotidien en temps réel de l’information. C’est là qu’il y a une demande, pas sur des sujets magazine. Je ne connais pas beaucoup de sites gratuits qui fonctionnent sans ça», explique Paul Ackermann, directeur de la rédaction. Pour lui, il faut donc ne pas hésiter à traiter la petite info qui buzze et qui permet au site d’atteindre 8 millions de visiteurs uniques par mois, tous écrans confondus, quand Slate France dépasse à peine 3 millions et Atlantico 1,6 million. Un modèle éditorial qui diffère ainsi de plus en plus du payant.

Ce 23 janvier 2017, Edwy Plenel est l'invité de l'Association des journalistes médias. Devant une trentaine de ses confrères, l'homme à la sempiternelle moustache et aux cheveux noirs de jais - "un hasard génétique", précise-t-il - est venu défendre en toute transparence son modèle d'une presse en ligne libre, indépendante et....payante. Un modèle qui, en 2016, a encore fait la preuve de son succès comme en attestent  130 000 abonnés  (+10%), un chiffre d'affaires de près de 11,5 millions d'euros (+10%) et une marge nette supérieure à 15%. A tel point qu'Edwy Plenel sera invité en avril à exposer ses recettes devant le département media de l'université de Chicago qui a fait de Mediapart l'un de ses "case studies". Des Chicago's boys nourris à l'ultra-libéralisme de Milton Friedman s'intéressant au journal d'un ancien trotskyste ? "Personnellement, je n'avais pas de défi éditorial en faisant Mediapart, confie le patron-fondateur. Mon vrai défi, et qui est contraire à l'image que j'aie, c'est un défi d'entrepreneur. C'est de montrer qu'une entreprise peut devenir rentable en faisant simplement du journalisme".  C'est ce modèle qui inspire aujourd'hui Les Jours, Mars Actu, Medias cCités, bref tous les journaux en ligne qui se lancent aujourd'hui. 

Un marché en ébullition

Le succès de Mediapart a fait des émules: entre 2010 et 2015, le nombre de sites d’information est passé de 189 à 906, dont 391 pure players, selon la Commission paritaire des publications et agences de presse. Et la tendance s’accélère depuis plusieurs mois avec notamment le lancement des Jours, de Mediacités et même de Spicee, tous sur un modèle payant. Fondé début 2016 par d’anciens journalistes de Libération, le site Les Jours revendique 7 000 abonnés, avec un positionnement mêlant «slow journalism» et sujets d’actualité, comme l’empire de Vincent Bolloré ou ces Français jihadistes qui reviennent de Syrie. Mediacités, lui, s’est lancé à Lille en décembre 2016 autour de l’investigation en local et prévoit de se décliner à Nantes, Lyon et Toulouse dans les prochaines semaines. De son côté, Spicee propose sur abonnement des documentaires vidéo de qualité. Le site compte déjà 5000 abonnés, invités à piocher dans le catalogue en fonction du temps dont ils disposent. «La presse en ligne est en ébullition: en deux ans, le nombre d’adhérents au Spiil [le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne] est passé de 100 à 150», expliquait son président, Jean-Christophe Boulanger, lors de la dernière édition du salon La Presse au futur, fin novembre 2016.

 

 

Au cimetière des pure players

Owni, Newsring, Bakchich, Dijonscope sont quelques-uns des pure players d’information aujourd’hui disparus. Faute d’audience et surtout de modèle économique, il n’est pas rare qu’un site soit contraint de fermer ses portes. Parfois, la marque peut connaître une seconde jeunesse après un rachat. Tel a été le cas de Quoi.info, repris par Prisma Media mi-2015 et intégré au site de Ça m’intéresse. Mais, faute de notoriété, la plupart d’entre elles ne restent qu’un lointain souvenir.

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