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L’achat des chaînes de Vincent Bolloré par Canal+ bouleverse l’équilibre du marché de la télévision hertzienne. Avant leur intégration en 2012, prospective en cinq questions-clés.

Plus qu'un roi de la télévision, comme le laisse croire le logo Direct 8 au sommet de sa tour, Vincent Bolloré est d'abord un prince du «cash flow». Le rachat de 60% de ses deux chaînes Direct 8 et Direct Star par Canal+, pour une somme évaluée à 279 millions d'euros, a de bonnes chances d'être un joli coup financier pour celui qui récupère au passage 1,4% des actions de Vivendi (les 40% restants de l'activité TV faisant l'objet d'une option d'achat d'ici à trois ans).

Réalisée en plein de déprime des valeurs boursière, alors même que le groupe Bolloré se sentait contraint d'investir dans les programmes pour donner un nouvel essor à sa télévision, cette opération qualifiée de «partenariat stratégique» signe aussi l'arrivée en fanfare d'un immense acteur dans la télé gratuite: le groupe Canal+. Classé «secret défense», bouclé en quelques jours, le projet a été piloté par Bertrand Meheut, le président du groupe, Rodolphe Belmer, le directeur général, Julien Verley, le directeur financier, et quelques chefs de divisions stratégiques, tel Roger Coste, le patron de la régie publicitaire. Une opération qui soulève encore de nombreuses interrogations derrière lesquelles se profile le futur paysage de la télévision gratuite.

 

Pourquoi Vincent Bolloré vend-t-il ses chaînes? «Le 18 février 2022, je quitterai la présidence du groupe, et, à cette date, Direct 8 sera encore là!» Vincent Bolloré, le président éponyme du groupe, n'avait pas menti ce 11 mars 2005 quand, face à la presse, il présentait Direct 8, trois semaines avant son lancement. Six ans après, Direct 8 existe toujours. Mais ne sera bientôt plus dans le périmètre du groupe Bolloré. Dotée d'un budget de près de 50 millions d'euros, dont 40 pour les programmes, et avec des recettes nettes estimées à 60 millions en 2010, Direct 8 est rentable. Avec Direct star, à l'équilibre également, le groupe Bolloré pouvait commencer à tabler sur un retour sur investissement. Mais les quelques dizaines de millions d'euros générés par la télévision ne pèsent pas lourds dans le groupe. Pour le grand public, Direct 8 est la partie émergée de l'empire. Seulement, l'actif devenait compliquer à gérer. Pour franchir un nouveau cap, la chaîne, aujourd'hui autour de 2,5% de part d'audience nationale, aurait du être dans l'obligation de doubler le coût de sa grille. D'où la décision de s'adosser à un géant de l'audiovisuel.

D'autant que le groupe Bolloré a d'autres projets, en particulier la voiture électrique. Lancée fin 2011 à Paris, son Autolib, sur le même principe que les vélos, a nécessité plusieurs centaines de millions d'euros. Dans ce contexte, la vente de la branche TV peut être considérée comme une rationalisation des dépenses du groupe.

Pour autant, Vincent Bolloré ne disparaît pas de l'échiquier des médias. Le groupe conserve encore pour trois ans 40% de Direct 8 et de Direct star. Yannick Bolloré, directeur général de Bolloré Média, devrait conserver un rôle à la direction des chaînes les premières années. Et il a également indiqué à Stratégies que la partie presse, qui comprend le gratuit Direct matin, n'était pas à vendre. Celui qui est aussi vice-président d'Havas se débarrasse, par la même occasion, de tout soupçon de conflit d'intérêt dans l'audiovisuel (lié au surinvestissement de d'Havas Media dans Direct 8). Un procès qui ne pouvait que s'amplifier à mesure que Bolloré Média montait en puissance dans la télévision (voir Stratégies n°1640).

 

Qu'y gagne Canal+? Bertrand Meheut a toujours une menace à agiter quand il s'agit de faire passer la pilule d'une concentration. En 2005, lors de l'absorption de TPS, c'était l'arrivée dans la télévision des fournisseurs d'accès et des géants des télécoms, comme Orange. Cette fois, ce sont les gros acteurs de la future TV connectée à Internet, qu'il s'agisse d'Apple, Netflix ou Google. «Dans un contexte où ces acteurs globaux disposent d'énormes moyens et où le consommateur est confronté à une profusion de choix, cette entrée dans la télévision gratuite permettra de renforcer notre capacité à produire des contenus distinctifs», indique le président du groupe Canal+. Un discours qui s'appuie sur une réalité: le téléviseur connecté va ouvrir la voie à des formats internationaux, comme les séries américaines, dont les «pure players» pourront acquérir les droits.

Le nerf de la guerre audiovisuelle risque donc de se déplacer vers la production associée et l'acquisition de programmes propres à forte valeur ajoutée (à l'instar de Braquo, XIII, Engrenages, Les Borgia ou Maison close). Canal+ les met d'ailleurs à l'affiche comme de véritables sorties de film. L'intérêt d'une deuxième fenêtre d'exposition, gratuite, est alors de «maximiser l'investissement». En clair, la politique de création originale est avant tout destinée à la satisfaction et à la fidélisation des abonnés, mais la possibilité d'exploiter un programme sur une chaîne hertzienne, quelques années après sa découverte sur Canal+, complète l'économie du système. «Notre cœur de métier reste le payant, souligne-t-on à Canal+. Mais nous serons de façon complémentaire sur le gratuit comme TF1 et M6 complètent leur offre gratuite avec des chaînes payantes [LCI et Paris Première]

Le groupe devra néanmoins démontrer aux autorités de la concurrence qu'il n'abuse pas de sa position dominante dans la télévision payante ou, comme dit le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), d'un «avantage compétitif décisif que l'achat des droits pour la diffusion cryptée d'un film ou d'une production audiovisuelle pourrait conférer quant à la négociation des droits pour la diffusion en clair». Mais Canal+ ne peut pas non plus transformer Direct 8 et Direct star (encore liée au CSA par une convention de chaîne musicale) en sous-produit de la chaîne cryptée. Il devra donc prouver qu'il est capable de proposer des programmes grand public adaptés à l'économie de la TNT et de toucher des cibles qui, à la différence de sa chaîne d'info I-Télé, ne sont pas principalement CSP+.


Canal+ Régie devient-elle un acteur phare? Une fois les opérations de rachat finalisées, Canal+ Régie récupérera la vente des espaces publicitaires de Direct 8 et Direct star. La branche commerciale du groupe Canal, qui compte déjà soixante-dix personnes, intégrera la trentaine de collaborateurs de Bolloré Intermédia travaillant pour les deux supports.

L'arrivée des deux chaînes donneront alors un nouvel envol à la régie, dirigée par Roger Coste, qui devrait pratiquement doubler son volume d'activité. Selon Yacast, en 2010, les chiffres d'affaire bruts de Direct 8 et de Direct star étaient respectivement de 186,6 millions et 113,1 millions d'euros. Dans le même temps, l'institut d'études a comptabilisé 160,2 millions d'euros de publicité sur Canal+ et 218,3 millions sur I-Télé. Une fois le rapprochement effectué, au début 2012, Canal+ Régie représentera plus de 10% du volume publicitaire de la télévision nationale sur la TNT et dépassera France Télévisions Publicité.

La régie, qui publiera des avenants à ses conditions générales de ventes une fois Direct 8 et Direct star intégrées, devra s'organiser pour attaquer les secteurs de la grande distribution. Car aujourd'hui, avec Canal+ et I-Télé, la régie, dont la croissance cette année devrait être supérieure à 10%, est surtout spécialisée sur la cible des CSP+. Elle devra s'armer pour pénétrer dans le pré-carré de TF1 et M6: les ménagères de moins de 50 ans.

 

Faut-il s'attendre à une recomposition du marché publicitaire? C'est en tout cas l'espoir secret que caressent les dirigeants de Canal+: confrontés à un certain plafonnement sur leur marché de la télévision payante (4 milliards d'euros), ils rêvent d'occuper en dix ans, devant TF1 Publicité, le premier rang publicitaire dans la télé gratuite (3 milliards d'euros). Sébastien Danet, président de l'Udecam et de Zenith-Optimedia, se félicite de cette montée en puissance, sous certaines conditions: «Je trouve bien que le paysage puisse se développer avec de grands groupes médias, dit-il. On a besoin d'acteurs forts et de chaînes de la TNT avec des contenus de qualité. Mais il convient aussi que NRJ et BFM puissent avoir des canaux supplémentaires et que TF1 soit moins contraint commercialement par la réglementation pour TMC et NT1

Laurent Solly, directeur général de TF1 Publicité, rappelle en effet que l'Autorité de la concurrence a autorisé le rachat de ces deux chaînes, en janvier 2010, à condition que le groupe s'engage à ne pas avoir de commercialisation conjointe avec TF1 durant cinq ans. «TF1 Publicité doit devenir la régie multichaîne d'un groupe multichaîne», estime-t-il, en ajoutant qu'un bouleversement significatif du marché est de nature à permettre avant terme l'intégration publicitaire de TMC et NT1. «Il est légitime, à terme, d'opérer commercialement ces chaînes» ajoute-t-il, se demandant par ailleurs s'il est «normal d'avoir des plages en clair sur une chaîne payante». Canal+ n'avait-elle pas eu le bénéfice de la ressource publicitaire en 1984, à sa création, pour favoriser son lancement?

Voilà, quoi qu'il en soit, qui promet d'agiter le landerneau de la publicité TV. En 1997, Canal+ avait attaqué TF1 Publicité pour «pratiques anticoncurrentielles, constitutives d'un abus de position dominante». Il y a fort à parier que la Une rumine une réponse du berger à la bergère. Le groupe crypté estime néanmoins qu'il n'a rien à craindre avec moins de 4% de l'audience conquis via Direct 8 et Direct star.

Canal+ peut-il encore espérer une chaîne bonus? Tout dépendra de l'avis motivé de Bruxelles sur les canaux compensatoires, à la fin septembre. Dans le cas, improbable, où la Commission européenne donne son feu vert aux chaînes bonus, Canal+ pourra lancer Canal 20 sans appel à candidatures (le CSA s'y est engagé pour éviter de garder des fréquences disponibles en jachère, ce qui serait contraire à la loi). Pour Olivier Zegna Rata, directeur des relations extérieures de Canal+, le rapport Boyon (voir page 14) rebat néanmoins les cartes. «Canal 20 a été promise par l'Etat, mais il est vrai que si la décision prise conduit au gel du paysage, Direct 8 et Direct star prennent une valeur bien supérieure», dit-il. Quoi qu'il en soit, le groupe Canal+ devra renoncer à au moins une chaîne, car la loi ne l'autorise pas à détenir plus de sept chaînes sur l'espace hertzien. Selon une source interne, il pourrait donc être amené à rendre la fréquence TNT de Planète et, s'il était autorisé à lancer Canal 20, il ferait de même avec TPS Star.

Cette perspective va être observé de près par les opérateurs. A commencer par Alain Weill, président de Next Radio TV, qui veillera à ce que le développement de Canal+ sur la télévision gratuite n'incite pas le CSA à rééquilibrer le paysage en faveur de TF1, en basculant LCI en clair: «Il n'y a pas de place pour trois chaînes d'info sur la TNT. Si LCI passe en gratuit, ce ne pourrait être que pour une raison politique, pas pour des motifs économiques. Nous pourrions moins bien nous développer. Je demande donc au régulateur de confirmer qu'il y a de la place pour de nouveaux entrants et qu'il n'est pas axé sur la protection des acteurs en place.»

Justement, c'est en dénonçant la «mascarade» des nouveaux entrants que Nicolas de Tavernost, le président de M6, a accueilli la nouvelle du rachat des chaînes de Bolloré. Après l'entrée en force de Canal+ dans la télé gratuite, parions qu'il aura à cœur de demander, tout comme TF1, de nouvelles chaînes gratuites. Outre ses deux projets de chaînes destinées aux familles et aux femmes, il songe désormais à Paris Première en libre accès.

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