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Huit mois après son arrivée à la tête de la rédaction de Libération, Nicolas Demorand revient sur la primaire socialiste et sur la manière dont le journal appréhende la campagne présidentielle qui s’annonce.

Durant la campagne pour les primaires du PS, n'avez-vous pas eu l'impression de faire le jeu des sondages tout en les dénonçant?

Nicolas Demorand. Nous avions face à nous un scrutin inédit, dont on ignorait l'ampleur, et un corps électoral inconnu. Ces biais ont rendu difficile un usage classique des sondages. Ça avait été le cas avec la primaire écologiste, durant laquelle Libé a fait une une sur «L'avance de M. Hulot», avec le résultat que l'on sait. Mais le journal a tiré la sonnette d'alarme très tôt. C'est un sujet qui provoque de vraies tensions à l'intérieur de la rédaction. Libération a un partenariat avec l'institut Viavoice [«68% des Français voient Sarkozy battu», titre Libé le 3 octobre]. Mais nous ne faisons pas de sondage d'intentions de vote sur les primaires. À partir de janvier, nous allons mettre en place une batterie d'outils pour prendre le maximum de précautions car il peut y avoir un bon usage des sondages. Nous allons ainsi travailler avec un groupe d'une vingtaine de chercheurs en sciences sociales.

 

Libération soutiendra-t-il un candidat?

N.D. Durant la primaire, nous n'avons voulu formuler aucune préférence. Tous les candidats ont été traités à égalité. Il en sera de même après. Historiquement, le journal n'a jamais eu une relation facile avec la gauche, pas plus qu'il en a avec son candidat à la présidentielle. Pour autant, jamais le journal ne perd sa distance critique. Le référendum de 2005 sur la Constitution européenne a été un traumatisme démocratique et un traumatisme professionnel pour moi. Je reste très ferme sur l'idée qu'un vote, on l'entoure, on informe. Mais que ce n'est pas notre rôle de dire pour qui voter.

 

Comment expliquez-vous le rebond de la diffusion de Libération?

N.D. Nos actionnaires de la Repubblica et de la Libre Belgique sont effarés par les résultats de Libé [sur les huit premiers mois de 2011, le journal voit sa diffusion payée en France croître de 4,9%]. Contrairement à la radio, il n'y a pas de vase communicant d'un titre à l'autre en presse. Quand un lecteur est perdu, il l'est pour tout le monde. Mais dès qu'il y a de l'actualité, les lecteurs reviennent en kiosques. Tous les titres en profitent et particulièrement Libération, dont la une est un média en soi. Ça explique le travail photographique important dans ce journal, qui est un des derniers lieux où il y a encore une vraie politique de la photo. Mais l'image arrêtée d'un monde en mouvement est un luxe. Financièrement, Libération va finir l'année à l'équilibre, comme en 2010. Aujourd'hui, l'entreprise va bien. Les moments de crise sont dernière nous.

 

Comment Libération intègre-t-il le bimédia?

N.D. Avant que le quotidien ne soit lancé en 1973, il y avait l'Agence de presse Libération (APL). Ce modèle d'agence de contenus est d'une modernité absolue. Aujourd'hui, Libé est une entreprise plurimédia, qui produit un quotidien, anime un site Internet, multiplie les forums dans toute la France, produit des livres... L'avenir de l'entreprise est de ce côté-là, dans un modèle hybride, animé par le cœur du métier qu'est la production d'une information de qualité. Pour la présidentielle, nous avons créé un noyau bimédia dont le but est d'agréger de plus en plus de personnes. C'est une structure ouverte, réformable en permanence, à laquelle seront associés de plus en plus de services. L'idée est de pérenniser cette organisation après l'élection. Sur Internet, nous voulons faire un site de référence sur la campagne. Le contenu du support papier évoluera en conséquence, vers un journal à très forte plus-value. Il y a une montée en gamme nécessaire de la presse écrite, avec de l'information exclusive, des photos de grande qualité, un important travail d'écriture et de bonnes infographies. C'est comme la haute couture vis-à-vis du prêt-à-porter. Il en va de même pour la publicité avec laquelle Libé a toujours eu une relation compliquée et féconde. Il faut être assez souple pour pouvoir se transformer sachant qu'on est plus dans une relation fructueuse, comme avec Jean-Paul Gaultier, que dans la zone grise. Le jour où j'aurai un problème déontologique avec la pub, ce sera formidable [rire].

 

Le 30 juin, les personnels de Libération ont voté à 78% une motion de défiance contre vous. Pensez-vous que votre inexpérience de la presse et du management en soit la cause?

N.D. La séparation entre médias n'est plus en phase avec notre monde multimédia. Libération est une famille et beaucoup de ses journalistes n'ont travaillé qu'à Libération. C'est donc une rédaction où il y a un grand attachement au journal. Celui-ci a également connu peu de patrons et, à chaque fois, ceux-ci étaient des membres de la famille. Moi, je viens d'une autre famille, celle des lecteurs de Libération. Mon arrivée a marqué une rupture dans l'histoire de l'entreprise où le collectif est très fort. Il faut du temps pour que chacun trouve ses marques. Quant à mon absence d'expérience dans le management, j'apprends tous les jours et je n'ai aucun problème à avouer des erreurs.

 

Vous vous êtes vu proposer la direction du Monde. Pourquoi avoir choisi Libé?

N.D. C'est beaucoup plus rock and roll ici! Libé est une aventure de presse folle. C'est un journal beaucoup plus nerveux, plus réactif, une entreprise plus souple. On peut vraiment s'amuser. J'avais envie de quelque chose de très prenant professionnellement.

 

ENCADRE

 

La matinale de France Inter vue par Demorand

 

Nicolas Demorand a aussi confié à Stratégies son sentiment sur la matinale de France Inter animée par son successeur Patrick Cohen. «Je sens la radio beaucoup plus contrôlée et fabriquée au sens où il y a de la fabrication, lâche-t-il. Pendant les quatre ans où j'ai animé la matinale, il y avait une forme de dinguerie.» Selon lui, cela tient à ce qu'aucun des papiers dits à l'antenne n'était envoyé pour relecture avant diffusion. «J'aurais peut-être dû relire Didier Porte, mais c'est ma conception du management: chacun doit prendre son risque», conclut-il.

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