Ils ont les honneurs des journaux de Canal + et de France 2 pour leurs actions de blocage de sites et leurs premières manifestations en faveur de la liberté totale sur Internet. Mais qui sont donc ces bidouilleurs-bloqueurs qui font du contre-Internet comme on faisait de la contre-culture ?

Le masque en noir et blanc des Anonymous est-il en passe de devenir aussi célèbre que le chapeau en feutre vert de Robin des bois? Samedi 28 janvier, plusieurs centaines de manifestants se sont rassemblés dans une trentaine de villes en France, arborant les traits ironiques de Guy Fawkes, le révolutionnaire anglais du XVIe siècle, qui a inspiré la bande dessinée V pour Vendetta et son adaptation au cinéma.

Au cours de la semaine écoulée se sont multipliées les actions de cette mouvance imprécise qui se dit «légion» et bloque les sites Internet de grandes institutions (Elysée, ministère de l'Intérieur ou de la Défense, Hadopi, Parlement européen…) d'entreprises (Vivendi, Universal…) ou même de média (L'Express).

 

Remontés contre une proposition de loi sur le piratage aux Etats-Unis, mobilisés après la fermeture par le FBI de Mega Upload qui se targuait de représenter 4% du trafic internet mondial, piqués au vif par la perspective d'un accord européen sur la contrefaçon et le téléchargement (ACTA), les Anonymous clament qu'ils «n'oublient ni ne pardonnent»… et commencent à inquiéter les pouvoirs publics français.

 

Au point que la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a procédé la semaine dernière à l'arrestation d'un des leurs supposés, en Bretagne. Accusé d'avoir participé en avril-juin 2011 au blocage du site Internet d'EDF pour un préjudice estimé à 160 000 euros, ce jeune homme de 29 ans a été placé sous contrôle judiciaire après 45 heures de garde à vue et 15 heures d'attentes dans une cellule du Palais de justice de Paris.

«Il a fait soixante heures de gnouf et son ordinateur avec ses données personnelles a été saisi, résume Jérémie Zimmermann, cofondateur de la Quadrature du Net. Le lendemain, c'est le site Internet d'un syndicat de police [SGP-FO] qui a été visé, dont une base de données de 500 noms.»

 

Faut-il donc avoir peur des Anonymous? «Si j'étais un gouvernement ou une société qui fait des choses malsaines, met au point des système de filtrage pour restreindre les libertés sur Internet comme BlueCoat en Syrie ou Amesys en Libye, alors oui je ne serai pas rassuré, explique Frédéric Bardeau, auteur avec Nicolas Danet de Anonymous, peuvent-ils changer le monde? (Editions FYP, novembre 2011). De même que Hadopi est vue comme une disposition politique destinée à rassurer des multinationales d'ayants droit qui font pression sur le gouvernement

 

Mais qui sont-ils, ces anonymes de la toile ? La réalité est celle d'une nébuleuse difficile à appréhender. Autour d'un noyau dur de trente à quarante personnes en France, on estime à un millier le nombre de sympathisants capables de participer à un déni de services ou DDOS («Distributed Denial of Service»).

 

Parfois, il suffit d'un simple compte Facebook pour contribuer à ce type de blocage informatique qui vise la saturation d'un site sous le poids de requêtes (comme la lecture d'une vidéo). Mais, généralement, l'action se cristallise dans un canal de discussion sur Internet (Internet Relay Chat), qui décide collectivement de coordonner une attaque visant à faire tomber un serveur sans masquer d'ailleurs l'adresse IP. «C'est un peu comme si vous rajoutiez des dizaines de bières sur le plateau d'un serveur: au bout d'un moment, il tombe», décrit Nicolas Diaz, chargé des nouvelles technologies à la Fédération internationale des droits de l'homme.

 

«Une forme de défense individuelle et collective»

 

Les Anonymous, qui sont apparus en 2008 contre l'Eglise de la scientologie, ont leurs lettres de noblesse. Ils ont accompagné le combat de Julian Assange et de Wikileaks dans leur lutte pour le dévoilement de câbles confidentiels sur la guerre en Irak. Et surtout, ils se sont révélés de précieux auxiliaires des révolutions arabes. L'un des leurs, Slim Amamou, n'est-il pas devenu, en janvier 2011, secrétaire d'Etat à la jeunesse et aux sports en Tunisie?

Dépourvus de chef ou même de porte-paroles – ce qui rend toute représentation médiatique suspecte – ils apparaissent donc non pas comme un mouvement structuré, mais comme une constellation de hackers expérimentés plus ou moins bien intentionnés et de jeunes gens de 15 à 25 ans capable de participer à une attaque DDOS.

 

Tout dépend donc de ce que l'on entend par ce «concept» de l'anonymat qui s'accroche à l'idéal d'un Internet libre. «Cela ressemble à de l'intelligence collective et à une foule en colère avec du bon et du moins bon, estime Jérémie Zimmermann. Disons que c'est une forme de défense par des individus de ce qu'ils estiment être la justice au regard de ce que des intérêts industriels peuvent pousser comme politique publique à l'encontre de l'intérêt général.» Rien à voir donc avec un cyberterrorisme dont rêvent de les affubler les faucons partisans d'un e-Patriot Act.

 

L'exemple du site de Vivendi, bloqué près de deux heures, est révélateur. Son président, Jean-Bernard Lévy, estime qu'il n'y a pas eu effraction, même si 430 Mo d'archives de 2001 à 2008 se sont retrouvés sur des sites de téléchargement. Selon le groupe, ce ne sont rien de plus que des éléments financiers disponibles sur son site public qui ont été détournés par les hackers. Tout juste quelques communiqués de presse encore en «back office», donc non diffusés avant le feu vert de l'Autorité des marchés financiers (AMF), ont-ils pu lui échapper.

Pourtant, selon le site Reflets.info, proche des hackers de Telecomix, un coup d'œil sur l'état des finances du groupe permet de découvrir un paradis fiscal au Delaware alors même que le gouvernement mettait au point Hadopi et la carte musique jeunes. Les sites de Sony et de CBS ont été de même été attaqués et leur pages d'accueil piratées.

 

Sont donc visés, à travers Vivendi et Universal, la puissance du lobby des majors de la musique, qui empêcherait la libre circulation des œuvres. Selon Frédéric Bardeau, «tous ceux qui sont liés à un modèle économique en train de disparaître vont devoir changer».

Avec L'Express, ce serait cette fois la fanfaronnade de son directeur, Christophe Barbier, affirmant sur I-Télé, à propos des Anonymous, «Ils peuvent venir, on est blindé», qui aurait décidé certains à passer à l'action. Toute arrogance anti-Anonymous peut ainsi s'attirer une réplique cinglante. Le groupe d'activistes n'avait-il pas bloqué le site du Sun, de Rupert Murdoch, pour protester contre les écoutes illégales du journal du même magnat, News of The World ? Pourtant, un tweet d'Anonymous France rappelant que le mouvement respecte la liberté d'expression des médias et ne se reconnaît pas dans le blocage du site de L'Express témoigne de dissensions internes. «Médiatiquement, on voit bien que cela s'emballe, que le canal historique perd la main, souligne Frédéric Bardeau. Avant, les Anonymous faisaient la une des magazines de sécurité et des webzines d'extrême gauche…»

 

Selon Jérémie Zimmermann, il existe néanmoins une forme particulière d'autorégulation chez les Anonymous. Il lui a suffi d'envoyer un tweet pour demander le déblocage du site du Parlement européen pour être écouté, mais découvrir quelques heures après que son site de la Quadrature du Net était à son tour victime d'une attaque…

 

Gare, en tous cas, à tous ceux qui ne tiendraient pas compte de nouvelles réalités anonymes d'Internet. Fabrice Epelboin, cofondateur du magazine en ligne Fihmt.com, rappelle que Sony, qui avait décidé d'attaquer un hacker qui détournait la Playstation 3 de son usage pour profiter de sa puissance de calculs, a été la cible d'un collectif de pirates (Lolsec). Résultat: «La bases de données de Sony a été pillée, les références bancaires de milliers de personnes ont été dévoilées et Sony a perdu 26 points en Bourse en quatre mois, après Fukushima, quand le Nikkeï en perdait dix.»

Tournure sociale

Au fait, existe-t-il une porosité entre les Anonymous et les méchants hackers? Sans doute, de même qu'il y a ce que Frédéric Bardeau appelle les «agents doubles», à la façon de Lisbeth Salander, l'héroïne de la saga Millénium, qui font fuiter des données internes. «Pas de Wikileaks sans son informateur, le soldat Bradley Manning», rappelle Frédéric Bardeau.

D'où les effets d'annonce, comme à propos d'une future attaque sur Facebook, le 5 novembre 2011, qui est comme une invitation envoyée à un administrateur interne d'indiquer les failles informatiques du réseau social. Tout personne qui respecte les valeurs d'Anonymous est tenue d'informer un site d'une faille avant de la révéler sur Internet. Sauf s'il s'agit de Paypal, Amazon ou Visa, sociétés honnies du «hackerspace» depuis qu'elles ont cédé à l'injonction du gouvernement américain en refusant les virements destinés à soutenir Wikileaks.

 

Le mouvement prend aussi par moment une tournure sociale. En Belgique, le 6 janvier, Arcelor-Mittal a vu son site bloqué après l'annonce d'un plan de licenciements. Reste que les «Anones», ce sont aussi des fichiers personnels de policiers lâchés sur la Toile, une absence totale de gouvernance et des formes de puérilité. "Rien ne justifie de publier des données personnelles si ce n'est pour tirer la sonnette d'alarme dénonçant des crimes, lâcheJérémie Zimmermann. J'ose espérer qu'Anonymous qui est l'équivalent d'un enfant qui donne des coups de pieds grandisse et qu'il convertisse son énergie en quelque chose de plus constructif. Mais monte aussi une indignation croissante non pas contre la fermeture de Mega Upload mais pour réagir à l'attaque jugée disproportionnée du FBI qui aurait pu ne pas tout fermer et contre l'offensive menée par ACTA envers l'architecture d'un Internet libre.».

 

Nicolas Diaz met aussi en garde contre la tentation d'une médiatisation anarchique. «S'ils n'ont pas de rock star, s'ils respectent la vie privée même quand il s'agit de policiers, s'ils viennent en aide aux populations et arrêtent d'être nombrilistes, les Anonymous feront progresser le schmilblick, dit-il. Sinon, c'est la fin du mouvement.» En ce cas, les fameux «hacktivistes» (contraction de hacker et activistes) n'auront plus qu'à se reconvertir. «Celui de Sony [George Hotz, plus connu sous le pseudonyme de GeoHot, ndlr] sourit Frédéric Bardeau, a fini non pas en prison… mais chez Facebook.»

 

Mise à jour 06-02-2012

 

Suspension d'un accord sur la contrefaçon en République tchèque et en Pologne

 

Le Premier ministre tchèque a annoncé le 6 février qu'il allait suspendre le processus de ratification de l'accord multilatéral anti-contrefaçon ACTA, objet de vigoureuses protestations de nombreux internautes. La République tchèque est au nombre des 22 pays européens ayant signé en janvier cet accord multilatéral destiné notamment à lutter contre le téléchargement illégal sur Internet. Le gouvernement polonais vient aussi de «geler» le processus de sa ratification, suite à une vague de protestations en Pologne. Plusieurs sites gouvernementaux tchèques ainsi que le site du parti de droite ODS du Premier ministre Necas ont été récemment la cible de plusieurs attaques informatiques des pirates du mouvement Anonymous.

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