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Un livre, paru le 15 octobre, dresse un bilan accablant de l’action des grands patrons propriétaires de presse et des «journalistes managers». Aperçu des pièces du procès.

«Tous mauvais? C'est pire que ça, mais vous ne voulez quand même pas que je me fâche avec mes clients…» La réaction de ce banquier quand on évoque le livre de Jean Stern (1) est révélatrice. Ancien de Libération et de La Tribune, directeur pédagogique de l'Ecole des métiers de l'information, l'auteur y fait le procès des dirigeants de journaux nationaux, comme Arnault, Dassault, Lagardère et Hersant, ou les «journalistes managers», tels Serge July et Jean-Marie Colombani.

Devant les résultats financiers affligeants des grands journaux et la faiblesse de l'offre éditoriale, le doute sur la compétence des patrons n'est pas l'apanage des syndicats, loin de là. Olivier Fleurot, ancien directeur général du Financial Times, aujourd'hui chez Publicis, dit lui-même que «les industriels de la presse ont été très mauvais car ils ont toujours préféré se tirer dans les pattes plutôt que d'être solidaires». Dès la fin des années 1970, Robert Hersant a négocié avec le Syndicat du Livre dans le dos d'Emilien Amaury, le patron du Parisien libéré, en plein affrontement avec le Livre pour abaisser ses coûts d'impression.

«On doit aujourd'hui l'état catastrophique de la distribution au fait que les éditeurs n'ont pas su faire avancer ensemble ce dossier. Résultat: il est de plus en plus difficile de trouver un kiosque à Paris», relève Olivier Fleurot. «En France, explique Stephen Dunbar Johnson, éditeur de The International Herald Tribune,on a besoin de réformes de structures. C'est le seul pays au monde où l'on a des problèmes réguliers avec les grèves, car on est lié aux autres journaux.»

Bernard Marchant, administrateur délégué du groupe belge Rossel (Le Soir, La Voix du Nord…), va plus loin en faisant des grands noms de notre capitalisme hexagonal l'origine de bien des maux: «Il y a un problème général en France, où l'actionnaire continue à lier le média à un outil de pouvoir. Mais les éditeurs ne doivent pas avoir d'autre intérêt que celui de développer leur entreprise. Quand le but n'est pas d'assurer la rentabilité sur le long terme, il n'est pas grave de perdre de l'argent.»

Il note aussi que la France a plutôt un chiffre d'affaires au numéro meilleur qu'ailleurs, mais une structure de coûts inadaptée. La conséquence est préoccupante car, confrontée à des grands acteurs médias qui ont les moyens d'investir, la presse est sûre de perdre la partie dans les plates-formes digitales.

«Les patrons actionnaires investissent pour avoir de l'influence, complète un ancien dirigeant de presse. Ils achètent des journaux qu'ils ne suivent pas et dont ils délèguent la gestion. Pour eux, la presse n'est pas une fin, mais un moyen pour les aider dans d'autres buts. Ils ne sont pas regardants sur les résultats car l'important, c'est qu'on leur obéisse.» Serge Dassault s'est séparé de Francis Morel, directeur général à l'origine de la diversification réussie du groupe Figaro, après son refus de limoger Georges Malbrunot, qui gênait ses affaires dans les Emirats…

Le journal, une danseuse? Rien de nouveau. Le problème, c'est que ces messieurs la négligent. Nicolas Beytout, l'ex-PDG des Echos, a attendu longtemps le grand plan d'investissement promis par Bernard Arnault. Le titre, qui affichait 15 millions d'euros de résultat à son rachat en 2007 va encore perdre près de 7 millions cette année. Il est obligé de tailler dans ses effectifs. Entretemps, son site est passé du modèle gratuit au payant, pour revenir au gratuit avant d'imposer un mur… payant, sur le modèle du New York Times.

Des rôles confondus

Hélas, les patrons propriétaires n'ont pas foi en leur propre production. Pire, ils la voient parfois comme une source d'ennuis. Edouard de Rothschild doit assumer dans tout Paris s'être fâché avec Bernard Arnault à cause de la une de Libération «Casse-toi riche con!».

Les patrons sont-ils mauvais? «No comment, dit Stephen Dunbar Johnson, de l'IHT.Mais ce que je peux dire, c'est que le plus important, c'est le contenu. Au New York Times[propriétaire à 100% de l'IHT], on a maintenu un très haut niveau d'investissement sur les contenus et les journalistes. On n'a pas supprimé un seul bureau, y compris à Bagdad ou à Islamabad, malgré le prix de la sécurité.» Les lecteurs ont répondu présents: au 3e trimestre, ils sont quelque 566 000 à avoir souscrit un abonnement numérique, soit 11% de plus que durant le trimestre précédent. Si le New York Times est sanctionné par la Bourse pour la chute de ses revenus publicitaires sur le papier (–11%), il n'en reste pas moins qu'il continue de gagner des lecteurs payants.

Un problème de compétences en France? «Sûrement, répond Olivier Fleurot. Le milieu de la presse est fait de fortes personnalités, ce qui n'encourage pas l'essor de managers professionnels. On confond le rôle de directeur de la rédaction et celui de patron de presse, à qui revient le développement marketing.»

Mais les choses changent: la fameuse séparation entre «editor» et «publisher» est en vigueur au Monde depuis le départ d'Eric Fottorino, et aux Echos depuis celui de Nicolas Beytout. Le risque pour Libération avec Nicolas Demorand, qui fait exception? Que ce dernier se montre plus soucieux de promouvoir sa propre image que son journal. Constatons que les journaux qui se portent bien arrivent à concilier une forte personnalité (Joffrin, Giesbert) et un investissement sans faille de l'actionnaire (Perdriel, Pinault) dans les contenus.

«Relation schizophrénique»

«Le drame de la presse française, estime Jean-Clément Texier, président de Ringier France et responsable du master de management des médias à l'IEP de Rennes, c'est qu'elle n'est pas dirigée par des protestants. Ses dirigeants ont une relation schizophrénique à l'argent. Dans la presse magazine, ils ont intégré l'univers entrepreneurial, mais dans les quotidiens, on les a enfermés dans une bulle en attendant d'eux qu'ils ne soient pas des patrons.» En effet, ils n'ont pas investi dans la recherche et développement et ont pris conscience tardivement du moyen de monétiser leurs contenus ou de trouver des relais de croissance pour leurs petites annonces sur Internet. Bernard Poulet, ancien journaliste de L'Expansion et auteur de La Fin de journaux et l'avenir de l'information (Gallimard), constate qu'ils se contentent de «prolonger les lignes»:«Ce ne sont pas les fabricants de diligences qui vont inventer la presse de demain.» Sévère? On peut répondre que Claude Perdriel, qui soutient Le Nouvel Observateur, est cent fois préférable à Sam Zell, qui a provoqué la faillite du groupe Tribune aux Etats-Unis, ou même à Juan-Luis Cebrian (El Pais), qui licencie le quart de sa rédaction en Espagne. Ou que Serge Dassault est un bon actionnaire du point de vue de l'investissement dans les activités numériques.

Reste que pour Gérald de Roquemaurel, ancien patron d'Hachette Filipacchi Médias, on aurait pu faire beaucoup mieux: «Le grand responsable, c'est l'Etat. Il a tout fait pour empêcher la constitution de grands groupes indépendants en subventionnant les entreprises de presse pour les mettre sous dépendance. Imaginez que nous ayons en France le Washington Post ou Der Spiegel, ce serait terrifiant pour les gouvernements français! En France, nous n'avons pas de complexe militaro-industriel, mais nous avons un complexe politico-médiatique.»

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