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Les journaux cessent de miser sur le modèle publicitaire et la gratuité d'une audience de masse. Ils cherchent à conforter leurs revenus en mettant Google à contribution et en érigeant des «murs» payants. Enquête en Grande-Bretagne sur le contre - exemple du Guardian qui a joué la carte du tout-gratuit publicitaire, au point de mettre en péril son avenir.

Parfaite synthèse éditoriale du Monde et de Libération, The Guardian mène ce qui est à ce jour la plus intrépide stratégie de conquête du lectorat numérique. Depuis deux ans, le quotidien britannique de centre-gauche a opéré un virage spectaculaire dans sa très longue histoire en se positionnant sur une stratégie de «digital first», qui se traduit, dans la dynamique, par un abandon progressif de l'édition papier. Avec un credo: la gratuité en ligne.

Une stratégie qui porte incontestablement ses fruits en termes d'audience: le site guardian.co.uk est le troisième site d'information anglophone au monde, avec 30,4 millions de visiteurs par mois (devancé par ceux du Daily Mail et du New York Times, selon l'institut ComScore en juin 2012), alors qu'il n'est que le huitième quotidien britannique. Son influence auprès de populations connectées, actives et informées s'en est trouvée décuplée. 

Problème: pour l'instant, ce renversement de balance est inefficace, voire calamiteux, d'un point de vue financier, puisque le journal, reconnu pour son excellence journalistique, est le plus en difficulté outre-Manche. The Guardian perd en moyenne 25 000 lecteurs chaque année depuis 2006, avec une baisse de la diffusion qui s'accélère : 46 000 exemplaires en moins en juin 2012 par rapport à juin 2011 (ramenant la diffusion à 211 000 exemplaires, selon ABC).

Si le groupe de presse Guardian News & Media, qui comprend le quotidien et le magazine dominical The Observer, parvient à stabiliser son chiffre d'affaires à 250 millions d'euros (196 millions de livres), il n'arrive pas à limiter le rythme de ses pertes financières: 54,7 millions d'euros (44,2 millions de livres) évaporés en 2011/2012, sur l'exercice clos à la fin mars. Et, selon ses propres rapports financiers, le groupe perdra encore 10 millions à 15 millions de livres par an à l'horizon 2015.

Pourtant, le chiffre d'affaires numérique a crû de 16% dans la même période pour atteindre 56,5 millions d'euros (45,7 millions de livres). Un doublement des revenus issus du numérique est même prévu puisque l'éditeur table sur un chiffre d'affaires de 91 millions en 2015.

D'après son directeur général, Andrew Miller, le groupe Guardian doit donc réduire ses coûts de 31 millions d'euros (25 millions de livres) dans les cinq prochaines années sous peine de disparaître. Quelque 8,7 millions d'euros (7 millions de livres) doivent être économisés d'ici douze mois sur le budget éditorial: gel des salaires, réductions des piges, recours au mi-temps et surtout un deuxième plan social prévoyant 70 suppressions de postes.

Si ce plan est validé, près de 150 postes de journalistes auront été supprimés en trois ans. Soit 20% des effectifs. Le précédent guichet de départs volontaires, qui prévoyait 70 à 100 départs, s'est clos à la fin septembre 2012. Une  trentaine de journalistes, seulement, y ont souscrit...

Depuis cinq ans, le quotidien créé à Manchester en 1821 n'a cessé de promouvoir, dans ses pages, la qualité de son site Internet gratuit. Au point de littéralement organiser la migration de ses lecteurs payants vers ce modèle gratuit. «Cela a été une erreur majeure», estime Barry Fitzpatrick, directeur général de la très influente National Union of Journalists.

En pleine négociation avec les dirigeants du journal sur l'ampleur du prochain plan social, Barry Fitzpatrick estime que «le journal devrait passer plus de temps à cultiver le lien avec son lectorat pour lui expliquer très précisément ce qu'il compte faire entre le papier et le numérique, et prendre le temps d'avoir la certitude que cela puisse être un modèle viable en cultivant la fidélité de son audience».

Au sein même de la rédaction, le malaise sur l'opacité de l'évolution commerciale est évident. «Je ne comprends absolument pas quelle est la stratégie numérique, témoigne un reporter. Et j'ai l'impression que c'est le cas pour tous mes collègues. A vrai dire, nous espérons juste qu'Alan Rusbridger, le directeur de la rédaction, sait où il va et que cela va porter ses fruits. Par fruits, j'entends profits.»

Au début du printemps, Alan Rusbridger a évoqué les trois possibilités du futur modèle économique du Guardian. Il s'agissait de définir ce que les lecteurs, au delà d'une audience exploitable sur le plan publicitaire, pouvaient donner en échange d'un produit journalistique de qualité sur Internet : de l'argent, du temps et des données.

De l'argent dans le cadre d'un «mur» payant que The Guardian pourrait mettre en place à terme mais qu'il se refuse pour l'instant à adopter; du temps, du moins si les lecteurs sont prêts à prendre part, par exemple, à des tâches de modération sur les forums; des données personnelles, pour un ciblage plus précis de leurs attentes, tant éditoriales que de consommation.

Un accord avec la société Quantcast lui permet de «collecter les "logs" individuels des visiteurs de son site, et de connaître dans le détail, leur navigation, les sites visités par ailleurs, ainsi que les mots clés tapés dans les moteurs de recherche, comme l'explique le directeur général de la société de mesure d'audience, Konrad Feldman. Nous analysons ensuite ces millions de données pour modéliser les caractéristiques des lecteurs du Guardian, permettant de mieux les identifier et les cibler.» Pour résumer, connaître sur le lectorat ce que les lecteurs ne connaissent pas d'eux-mêmes.

En 2010, The Guardian a lancé ce qui était censé devenir la matrice de son développement web. Une «open platform», véritable site dans le site, destinée à tous les développeurs, entreprises, organismes souhaitant bâtir des applications et utiliser les ressources documentaires colossales du groupe.

La réussite ne saute pas aux yeux : pionnier du « datajournalism », The Guardian récolte moins de 300 commentaires sur la page d'accueil de son «datastore». Soit moins de 0,1% de l'ensemble de son lectorat, qui peut accèder gratuitement à cette mine d'or. L'application environnementale pour smartphones et tablettes n'a été partagée que 200 fois depuis le début de l'année sur Facebook et Twitter confondus. Et elle fait chou blanc sur Google+. Le fil d'actu destiné à l'un des leaders mondiaux des blogs, Wordpress, n'a reçu que quatre notes. Et seuls deux messages ont été postés sur le forum Guardian API, sur Google Groups...

Quant à l'application Facebook, qui permet de faire savoir à ses amis qu'on lit ou qu'on a lu tel article, elle ne permet pas d'établir un suivi fiable du lectorat, tant l'opaque firme de Palo Alto modifie frénétiquement ses règles de fonctionnement. Au printemps dernier, l'audience du Guardian sur le Web a subi du jour au lendemain une érosion spectaculaire suite à une énième reconfiguration du réseau.

Cette volonté clairement affichée de privilégier le numérique par rapport au papier pourrait prendre prochainement un tour définitif. Les hauts dirigeants du groupe Guardian News & Media étudient en effet l'arrêt des rotatives... L'info est sortie quelques jours avant la décision de Newsweek de faire de même mais a été aussitôt démentie, notamment parce que l'arrêt du papier divise profondément.

Le directeur de la rédaction Alan Rusbridger, qui a pourtant fortement encouragé ses journalistes à se lover dans le numérique, se dit opposé à un basculement aussi précoce que brutal: le papier attire encore les trois quarts des revenus, et Alan Rusbridger estime que The Guardian doit développer son édition américaine (8 millions de visiteurs), sources de nouveaux revenus, avant de se retirer des kiosques britanniques.

D'après Barry Fitzpatrick, de la National Union of Journalists, «la volonté de certains propriétaires de journaux de s'essayer au modèle gratuit, en mode social media, est hautement risquée. Elle nuira à la qualité des contenus et à la crédibilité du journalisme. Le modèle numérique va progresser dans les dix ans à venir, bien sûr, mais un retour aux fondamentaux sera inévitable, à moins d'une nouvelle révolution technologique.»

Au sein de la rédaction du Guardian, on résume très bien la révolution en cours: «Le journal ne doit pas être "on the web" mais "of the web"». Plutôt que jeter le seau dans ce puits de données sans savoir s'il en ramènera de l'eau de source, The Guardian plonge avec le seau. Et espère qu'il n'aura pas à toucher le fond...

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