Industrie musicale
Après dix ans de crise, l’industrie musicale, réunie au Midem du 26 au 29 janvier, croit plus que jamais au numérique comme relais de croissance. Une refondation qui rebat les cartes entre labels, artistes et distributeurs.

Que serait le chanteur Psy sans You Tube? Sa chanson Gangnam Style, improbable succès musical de l'année 2012, n'aurait sans doute pas dépassé les frontières de la Corée du Sud sans la plate-forme de vidéos en ligne. Visionné plus d'un milliard de fois, un record, la vidéo a généré pas moins de 8 millions de dollars de revenus publicitaires pour You Tube, dont la moitié a été reversée à la société de production qui se cache derrière ce formidable coup. «Justin Bieber a mis deux ans à atteindre le milliard de vues avec sa chanson Baby, Psy a mis seulement deux mois», se réjouissait Patrick Walker, directeur de la zone EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique) chez You Tube, à l'occasion du Midem, qui s'est déroulé à Cannes du 26 au 29 janvier.

En France, la plate-forme rassemble chaque mois presque 30 millions de visiteurs uniques, soit un peu moins d'un Français sur deux. Parmi les vidéos les plus regardées, les clips musicaux, qu'ils soient mis en ligne par les maisons de disques, par les artistes ou par n'importe quel internaute. Cette pratique s'appelle le streaming, qui consiste à lire un fichier, qu'il soit vidéo (You Tube, Dailymotion…) ou audio (Deezer, Spotify…), sans avoir à le télécharger au préalable. Un mode de consommation de la musique qui explose et qui pourrait bientôt dépasser les revenus générés par le téléchargement, si l'on en croit les derniers chiffres publiés par le Snep, le syndicat professionnel des maisons de disques.

L'an dernier, le streaming a généré en France 52,5 millions d'euros de revenus, en hausse de 32% en un an. Dans le même temps, le téléchargement d'albums ou de chansons réalisait un chiffre d'affaires de 63 millions d'euros, soit 11,8% de plus qu'en 2011, pour un marché numérique de la musique de 125 millions d'euros, presque le quart des ventes de musique enregistrée en 2012. «Le streaming est en train de prendre une part prépondérante dans les revenus numériques», pointe David El Sayegh, directeur général du Snep.

Sur ces 52,5 millions d'euros, les abonnements à des offres payantes, comme celles proposées par Deezer ou Spotify, ont généré quelque 35 millions, le reste provenant de la publicité diffusée en marge de contenus gratuits, comme sur You Tube, une formule aujourd'hui dans le viseur de l'industrie du disque. «Le modèle financé par la publicité est un modèle de destruction de valeur qui profite à l'ensemble des intermédiaires. Ce serait normal qu'il y ait une rémunération compensatoire», a déclaré Pascal Nègre, PDG d'Universal France et directeur général monde pour le «new business», le 28 janvier. «Les intermédiaires techniques bénéficient d'un véritable transfert de valeur. C'est pourquoi nous souhaitons que le politique s'empare de cette question. Nous réclamons une rémunération compensatoire de la part des moteurs de recherche, mais aussi des hébergeurs, des fabricants», renchérit David El Sayegh.

Pour Denis Ladegaillerie, patron de Believe, il y a urgence: «Il faut trouver un équilibre économique qui permette de pérenniser la production. Sans quoi, il y aura de moins en moins d'artistes produits et exposés. Si les choses ne changent pas rapidement, il y a une vraie inquiétude à avoir sur la capacité du secteur à continuer à créer.»

Discussions musclées avec You Tube

Les négociations en cours entre les éditeurs de presse et Google sont bien sûr dans tous les esprits. Si elles n'aboutissent pas, le gouvernement a d'ores et déjà prévenu qu'il passera par une loi pour instaurer un droit à l'indexation des contenus de presse par les moteurs de recherche. A son tour, le secteur de la musique se dit qu'il a une carte à jouer et appelle de ses vœux une taxe Google.

Une boîte de Pandore? «Il y a une convergence de vue de l'ensemble des producteurs sur cette question, estime Jérôme Roger, directeur général de l'UPFI (Union des producteurs phonographiques français indépendants). Les industries de contenus ont été sacrifiées sur l'autel du développement numérique. Il faut obtenir un droit à rémunération prélevé sur les activités des moteurs de recherche en France au profit des ayants droit.» Certes, des accords existent déjà entre les plates-formes de streaming – de You Tube à Deezer – et les ayants droit. «Ces deux dernières années, nous avons reversé 500 millions de dollars à l'industrie musicale», rappelle une porte-parole de You Tube, racheté par Google il y a six ans. En France, la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) a tiré l'an dernier 4,75 millions d'euros du streaming au titre des droits d'auteur. Le téléchargement reste encore largement devant, avec plus de 15 millions récoltés, quand l'ensemble d'Internet, ADSL et copie privée compris, représentait 14% des 803,5 millions d'euros perçus par la Sacem en 2012. L'organisme est d'ailleurs engagé dans des discussions musclées avec You Tube au sujet de la renégociation de son contrat. «Nous aimerions qu'une partie de la valeur créée grâce à la musique se fasse sur le principe du “fair deal” [accord équitable]», explique Jean-Noël Tronc, directeur général de la Sacem, qui regrette la décision prise mi-janvier par You Tube de ne plus monétiser les contenus musicaux le temps des négociations.

«Si You Tube arrête de diffuser de la publicité avec les vidéos, on lui demandera d'enlever l'ensemble de nos vidéo-clips», prévient d'ores et déjà Pascal Nègre, patron d'Universal France. «Ce serait le cas de l'ensemble des producteurs français», renchérit Stéphane Le Tavernier, PDG de Sony Music France et président du Snep.

De nouveaux acteurs

La balle est désormais dans le camp de la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, qui préfère renvoyer aux conclusions de la mission Lescure sur l'Acte II de l'exception culturelle, qui seront présentées fin mars. «La question du partage de la valeur fait partie intégrante de cette réflexion, a estimé la ministre lors du Midem. Ce que l'on cherche, c'est à associer au financement de la création ceux qui en tirent profit en la diffusant. Il faudra voir quelle est la solution la plus pertinente pour le secteur de la musique, et ce n'est pas sûr qu'il faille décalquer ce que nous sommes en train de discuter sur la presse.» Après tout, la télévision finance bien la création audiovisuelle et cinématographique via le compte de soutien du Centre national du cinéma.

Encore faut-il parvenir à chiffrer le montant de ce transfert de valeur et donc le préjudice pour l'industrie du disque. «On est en train de travailler dessus», répond Pascal Nègre. Depuis 2002, le marché de la musique enregistrée a perdu 62% de sa valeur, à 488 millions d'euros en 2012, hors droits voisins. Dans le même temps, des sociétés comme Google ou Apple atteignent des valorisations record sur le dos des industries de contenus, estiment les maisons de disque.

Dans ce vaste marché, de nouveaux acteurs tentent de tirer leur épingle du jeu, ce sont les plates-formes de streaming qui misent sur l'abonnement, à l'instar de Deezer et Spotify. Un marché estimé à quelque 500 000 utilisateurs dans l'Hexagone. «Les Français commencent à comprendre l'intérêt du streaming», estime Simon Baldeyrou, directeur général de Deezer, qui revendique pour 2012 un chiffre d'affaires de près de 60 millions d'euros, réalisé quasi-exclusivement en France via les abonnements payants et la publicité diffusée auprès des internautes qui utilisent le service gratuitement. «Si quatre millions de Français s'abonnaient à un service de streaming, poursuit-il, le marché de la musique repartirait à la hausse. L'enjeu pour nous est de développer les offres premium et de continuer à nous développer à l'international.»

Son concurrent Spotify, créé en 2006 dans une Suède rongée par le piratage, revendique pour sa part vingt millions d'utilisateurs actifs par mois, dont cinq millions d'abonnés, répartis dans les dix-sept pays où le service est présent. «Au départ, Spotify a été lancé pour apporter une réponse au téléchargement illégal. Aujourd'hui, nous arrivons à recréer de la valeur. En Suède et en Norvège, l'industrie progresse à nouveau. Ça redonne de l'espoir à la filière», assure Yann Thébault, directeur général de Spotify pour l'Europe du Sud. Elle en a bien besoin.

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