A la veille de l’ouverture du MIP TV, qui se tiendra à Cannes du 8 au 11 avril, Takis Candilis, président de Lagardère Entertainment, estime que producteurs et diffuseurs doivent repenser leur association.

Votre actualité est dominée par la diffusion de la saison 2 de Borgia sur Canal+ et par la série Jo, bientôt visible sur TF1. Ce sont deux coproductions internationales. Ce type de montage est-il l'avenir?

Takis Candilis. C'est l'un de nos avenirs. Pour une société comme la nôtre comptant 19 structures différentes, la diversité est nécessaire. Mais il y a des enjeux plus stratégiques que d'autres et la coproduction internationale en est un. Il y a cinq ans, nous vivions quasi exclusivement avec un seul type de programme, la fiction franco-française. Pour des raisons économiques, d'audiences et éditoriales, ce genre se diversifie: programmes courts, fictions du réel... Il fallait à tout prix se diversifier pour ne pas rester sur un seul segment de production.


Ce sont aussi de gros budgets. Celui de Jo est estimé à 16 millions d'euros...

T.C. Ces séries et fictions sont nécessaires pour les chaînes. Les programmes «nationaux» sont en concurrence avec d'autres, américains, réalisés avec des budgets trois fois plus importants. Cela se voit quelquefois. La production européenne doit être capable de se prendre en main et de fabriquer ses programmes elle-même. Avant de parler international, il faut construire la coproduction européenne.


Quels sont les projets de Lagardère Entertainment ?

T.C. Nous ne présentons plus nos projets à l'avance. Il y a trois ans, peu de temps après avoir dévoilé la série Borgia, nous nous sommes retrouvés en concurrence avec un programme américain portant également sur les Borgia. Ce marché est très difficile. Tout le monde veut y être et la bagarre est phénoménale. C'est pour cette raison que nous restons discrets sur nos pistes de développement.


On peut parler de secret industriel ?

T.C. En effet. Nous avons beaucoup souffert de l'épisode Borgia. Nos projets, nous les gardons pour nous, parce qu'il y a beaucoup de projets et peu de place.


Comment la crise économique touche-t-elle la production?

T.C. Les conséquences sont importantes car cette crise est concomitante au passage au numérique. Cette révolution industrielle pour nous se traduit par une démultiplication des moyens de diffusion, une atomisation du pouvoir des grands opérateurs et donc une réduction des moyens. Nous sommes face à une détérioration des conditions de financement des programmes. En 2012, nous avons réalisé un chiffre d'affaires équivalent à 2011, mais avec un volume d'heures produites qui est passé de 850 à 1 100. Les nouveaux diffuseurs de la TNT ont besoin de beaucoup de programmes, mais ils sont moins financés.


A combien chiffrez-vous cette détérioration?

T.C. J'estime la détérioration des prix moyens à environ 20%.

 

Comment produisez-vous moins cher?

T.C. On cherche, et on trouve. La technologie permet d'utiliser moins de matériel, comme l'éclairage par exemple, grâce aux capacités du numérique. Cela nécessite aussi moins de main-d'œuvre. En même temps, ces améliorations se font souvent, malheureusement, au détriment du temps de tournage. Cette détérioration globale du temps de passé sur un plateau a un impact sur la qualité, et c'est vraiment dommage.


Existe-t-il une production à deux vitesses ?

T.C. Non, au contraire. Jusqu'à récemment, l'intégralité de l'investissement des quotas de production se concentrait sur le prime time. Ces programmes de 90 minutes coûtaient entre 1,8 et 2 millions d'euros. Aujourd'hui, les investissements se diversifient, et les programmes courts ou la fiction du réel coûtent moins cher. Pour un producteur, l'équilibre économique se réalise entre la masse produite, cette diversification des genres et les coûts horaires. Nous nous adaptons pour garder une grande souplesse et apporter toujours la meilleure réponse au marché.


Votre programme Ecoprod vous permet aussi certaines économies...

T.C. Nous rendons les équipes de tournage plus responsables et au final cela se traduit aussi par des économies. Ainsi, le tournage de Jo a utilisé les branchements forains électriques, ce qui a évité d'installer un groupe électrogène spécifique. Nous avons aussi privilégié les chambres d'hôtels aux camions-loges, qui monopolisent des places de parking.


L'offre des diffuseurs en France vous satisfait-elle?

T.C. Nous sommes longtemps restés dans une impasse avec un paysage audiovisuel immobile bloqué sur 5 ou 6 chaînes. Le marché évoluait parce que tout le monde était en croissance, notamment les recettes publicitaires. Et puis, il y eu le premier étage de la révolution numérique, c'est-à-dire le passage à 18 puis à 25 chaînes nationales sur la TNT. Certes, cette modification nous a apporté plus de clients, mais elle a également provoqué un recul des budgets. Il a fallu nous remettre en cause et être créatifs. Aujourd'hui, nous attendons le second étage de cette évolution numérique: la télévision connectée. Cela va changer la donne et l'état dans lequel nous étions maintenus. Cette espèce d'affrontement entre les diffuseurs d'un côté, et les diffuseurs de l'autre, va changer. Face à ce monde dérégulé qui s'ouvre à tous les foyers, il va falloir trouver un langage commun, une manière d'avancer ensemble et de se fortifier avant que le fameux «tsunami» cher à Frédéric Mitterrand [ancien ministre de la Culture et de la Communication] nous submerge. La question n'est pas de savoir si le paysage audiovisuel actuel me convient, mais de quel délai on parle. Le monde numérique doit être abordé dès aujourd'hui afin de ne pas le subir dans trente ans.


Le paysage audiovisuel actuel vous convient donc?

T.C. La cohabitation entre producteurs et diffuseurs est correcte et normale. Les relations ne sont pas trop dures. Il y a des besoins, et nous y répondons. Les choses continuent à marcher à peu près, mais c'est vraiment plus difficile qu'il y a quatre ou cinq ans. En revanche, nous ne savons pas à quel monde nous allons être confrontés. Les marques d'hier et d'aujourd'hui seront-elles encore celles de demain? Google, You Tube, Yahoo ou Netflix sont devenus des marques puissantes pour lesquelles la monétisation des audiences devient un enjeu absolument faramineux. C'est notre métier qu'ils font. Nous devons continuer, diffuseurs et producteurs, à faire ce métier dans les meilleures conditions possibles.


Comment qualifiez-vous aujourd'hui les relations entre producteurs et diffuseurs ?

T.C. Je le qualifie d'excellent. Notre groupe essaie de répondre à la problématique actuelle et quotidienne, mais surtout de parler avec eux de ce que sera notre lendemain. C'est cela qui est important. Pour cela il faut arrêter l'affrontement de ces dernières années, notamment autour des décrets Tasca. Ils ont été bénéfiques pour nous grâce aux obligations de production. Cela a développé l'industrie du contenu en France. Mais, en même temps, ces décrets véhiculent des règles qui, à mon avis, ne sont plus du tout au goût du jour.


Par exemple?

T.C. Les diffuseurs ne sont pas possesseurs de tout ou partie des œuvres qu'ils financent pourtant pour une grosse part. Ce n'est pas normal! Je comprends la position des diffuseurs qui ont payé un programme et n'en ont la jouissance que pendant 36 mois.


Accepteriez-vous que les diffuseurs soient propriétaires des programmes?

T.C. Non, pas complètement. Mais le fait que les diffuseurs aient une part de coproduction dans les programmes qu'ils financent n'est pas absolument incongru. Il faut être alliés pour envisager demain. Chacune des deux parties est indispensable à la vie de l'autre. Il faut donc repenser l'association producteur-diffuseur non pas en termes d'affrontement mais en termes de collaboration.


Justement, qui est propriétaire de la marque programme aujourd'hui?

T.C. Elle est plutôt chez nous. Il y a de nombreuse de mesures à réadapter.


Etes-vous prêts à céder certaines marques de programmes ?

T.C. Je n'ai pas parlé de céder des marques. Celles-ci appartiennent à leurs créateurs ou auteurs. Mais la jouissance de certaines marques ou la copropriété de certaines séries, c'est différent. Le monde de la production ne peut pas être le gestionnaire de l'argent du monde de la diffusion. Un producteur peut posséder l'intégralité d'une marque, mais s'il n'a pas de diffuseur pour l'aider à la montrer ou la rendre connue, il ne possédera rien du tout. Il est donc normal d'avancer ensemble pour l'exploitation du programme et de la marque.

C'est ici qu'il faut faire attention, puisque la marque appartient malgré tout aux producteurs. La jouissance de la marque, c'est une autre histoire. C'est d'autant plus le cas avec quatre clients principaux, les groupes TF1, France Télévisions, M6 et Canal+, qui chacun détient une chaîne premium et des chaînes secondaires. Quand on veut organiser la vie d'un programme ou d'une déclinaison, on peut très bien l'organiser dans le temps avec le même groupe. À nous de nous entendre pour que chacun des stades de la diffusion ait une valeur précise, qui soit la valeur de marché. Il faudrait que le diffuseur puisse contractuellement sortir ou entrer à tout moment avec un système de premier ou dernier refus. Les diffuseurs ne doivent pas retrouver un programme financé sur une chaîne concurrente qui l'aura acquis pour quelques milliers d'euros. Il faut organiser cela de manière intelligente. Les diffuseurs doivent avoir la capacité de racheter, ou non, un programme dont les droits sont échus.


Comment vous organisez vous pour la production de contenus, au sens large du terme ?

T.C. Nous n'en sommes encore qu'aux balbutiements, mais les diffuseurs aussi. On sort d'une histoire où fabriquer un programme c'est avant tout fabriquer une image coordonnée avec un son, des acteurs, des histoires. On passe de la 2D à la 3D. Désormais, on vend un univers. Dans une offre multiple à 25 chaînes, il faut vendre une marque, sinon, on est perdu. La vie d'un unitaire, par exemple, est beaucoup plus complexe dans ce type d'offre. Les marques créent des rendez-vous et la notoriété, autant pour le diffuseur que pour le producteur. Le programme ne vit plus seulement au moment où il est diffusé. Il a une vie propre avant, après et ailleurs sur d'autres supports, sous d'autres formes.


Avez-vous recruté des profils nouveaux pour la production?

T.C. Nous sommes obligés de recruter en permanence de nouveaux profils. Le prochain gros enjeu, c'est le numérique. Or le numérique aujourd'hui n'existe que de manière sporadique dans la production. Il n'y a pas vraiment d'économie de marché, contrairement à la télévision. Mais il est bien évident que dans une échéance de quatre à dix ans la part de production numérique pour une entreprise comme la nôtre sera très importante.


Quelle est la part du marketing dans vos projets?

T.C. Au niveau national, nous n'avions qu'un seul client, ce qui simplifiait les relations et les décisions pour ce qui était de la gestion, de l'édition ou de la promotion des programmes. Avec des coproductions internationales, nous sommes obligés de convaincre quatre ou cinq diffuseurs différents et de vendre le programme dans une quarantaine de pays. Nous devons comprendre les enjeux marketing du programme afin de répondre aux enjeux du marché. Nous sommes obligés de trouver des sujets correspondant aux attentes de plusieurs pays, de différents environnements, de nombreux écosystèmes. Notre métier est passé de celui de façonnier, qui créé un bel objet pour un seul client, à l'industriel produisant pour de multiples clients. Évidemment notre regard a changé. Quand on arrive sur le marché pour vendre une série comme Borgia, il faut se poser beaucoup de questions: Est-ce que la thématique sera porteuse? Quel public toucher? Est-ce destiné pour des chaînes payantes ou gratuites? Pour quels pays? Quel public? On tente de répondre en interne ou avec l'aide de consultants extérieurs.


La marque de Lagardère Entertainment pourrait-elle être plus visible?

T.C. Non, car nous faisons du B to B. Nos marques, ce sont nos programmes. Certes, le nom de Lagardère Entertainment est devenu un label, mais uniquement auprès des professionnels. Le public connait la série Borgia, mais l'associe à Canal+. En Italie, c'est avec Sky. Le diffuseur est la marque-ombrelle des marques programme.


Sur quels territoires comptez-vous vous développer?

T.C. Avant tout sur le numérique. Sinon, nous allons aussi nous développer à l'international. Non pas en ouvrant des bureaux, mais en nouant des partenariats locaux. Nous en discutions il n'y a pas longtemps en Israël, et nous allons signer avec des scandinaves. L'Europe est un territoire extraordinaire. Nous aurons besoin de toutes les forces disponibles face à la télévision connectée qui, quand elle sera effective, permettra probablement aux studios de commercialiser directement leurs œuvres.


Allez-vous développer des webséries?

T.C. La websérie est une allumette qui va s'éteindre aussi vite qu'elle s'est allumée. C'est une transposition simplifiée du monde de la télévision au monde numérique. En revanche, on peut construire des univers autour d'une marque. Nous sommes des raconteurs d'histoires, des créateurs d'émotions. Une marque grand public ou une institution ont des problèmes de communication interne ou externe. Notre métier, c'est de parler au grand public mais aussi à des populations plus spécifiques.


Que représente le MIP TV pour vous?

T.C. C'est un rendez-vous nécessaire, où nous rencontrons tous nos clients et nos contacts. Ce n'est pas là-bas que l'on monte les choses, mais dans les semaines qui le précèdent. Au MIP on essaye de les concrétiser ou de les consolider. Personnellement je voyage beaucoup, c'est toujours un endroit où l'on a un emploi du temps chronométré, parce que en trois ou quatre jours, on rencontre quasiment tout l'audiovisuel mondial. Et puis on y voit les tendances, même si elles sont schématiques. Notre métier est en profonde mutation comme il ne l'a jamais été que pendant ces dernières années. C'est excitant pour des producteurs comme nous. Cela ne veut pas dire que la tâche est facile, mais elle est très complexe et par-dessus tout elle est enthousiasmante.

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