Dossier Data
Le projet de règlement relatif à la vie privée et aux communications électroniques, qui doit accompagner l'entrée en vigueur du RGPD le 25 mai prochain, pourrait avoir d'importantes conséquences pour le marché de la publicité en ligne. En coulisse, les tractations sont loin d'être terminées.

Passera ou passera pas ? Dans le milieu de la publicité en ligne, le devenir du projet de règlement européen ePrivacy inquiète. L’intention du législateur était pourtant louable : dans un monde où l’individu démultiplie les traces de vie numérique, il fallait l'aider à garder le contrôle de ses données en adaptant de vieilles règles aux nouveaux moyens de communication électroniques. Mais éditeurs et sociétés de l'adtech pourraient en payer le prix fort, avec la décision d’un coup de vis sans précédent concernant l’exploitation des cookies, ces fragments de code utilisés pour tracer les comportements de navigation des internautes et ainsi améliorer le ciblage publicitaire.Protection de l’individu contre revenus des éditeurs, les rédacteurs du projet de réglement européen semblent avoir choisi, au grand dam de Gautier Picquet, président de Publicis Media France. « Nous sommes tous d’accord pour protéger l’individu et sa donnée, mais nous regrettons que l’ensemble de la chaîne de valeur ne soit pas pris en compte. Ce texte pourrait remettre en cause la compétitivité des entreprises européennes », estime-t-il.

Le consentement en question

Principal point d’achoppement, l’interprétation d’un article qui, pour diminuer le nombre de sollicitations, demande à chaque personne de décider dès sa première connexion du niveau de protection applicable à l'ensemble des sites qu'elle visitera. Le consentement est alors centralisé par le navigateur - Chrome, Safari, Firefox... – qui le communique à chaque site au fil des navigations. Pour Nicolas Rieul, chief strategy & marketing officer de la plateforme de programmatique mobile S4M et administrateur de la Mobile Marketing Association, la disposition déconcerte par son opposition radicale à une autre notion fondamentale du texte, celle d’un consentement éclairé et réel. « À date, l’individu ne connait pas la réelle finalité de son consentement puisqu’il doit gérer un refus ou une acceptation par type d’utilisation et non par éditeur. Or ce qu’il peut vouloir refuser à certains, il peut l’accepter pour d’autres », s’étonne le spécialiste.Au-delà du point de droit, beaucoup d’acteurs voient dans cette clause l’impossibilité pure et simple d’avoir accès aux données des internautes si ceux-ci l’ont refusé en première intention. Pour la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, qui a travaillé sur le texte, cette inquiétude n’a pourtant pas lieu d’être. « Il sera toujours possible de redemander le consentement de l’utilisateur pour exploiter ses données site par site », répond-elle.Mais pour Florence Chafiol, avocate associée au sein du cabinet August & Debouzy, le problème reste entier : « Selon les informations communiquées, la Commission aurait reconnu elle-même la difficulté technique de cette possibilité qui provoquerait, pour reprendre ses mots, une "faille de sécurité". L’intégrité des navigateurs pourrait être altérée si différents sites avaient la possibilité d’interagir».Autre problème soulevé, selon Emmanuel Parody, secrétaire général du Geste qui fédère les principaux éditeurs numériques français, le fait que « le législateur décide de faire confiance à des sociétés non européennes pour collecter, gérer et stocker les consentements et les données personnelles d’internautes européens ». Outre les problèmes de sécurité et de confidentialité que cela peut poser, les Gafa deviendraient alors juges et parties d’un secteur pour lequel ils pèsent déjà pour 70 % de l’activité.

Une baisse de 25 %

Enfin, le marché pointe du doigt les formalités même du consentement. Pour mettre fin à de mauvaises pratiques, le législateur interdit désormais de conditionner l’accès au contenu à l’acceptation du don de ses données, et exige une information claire, ainsi qu’un acte de consentement positif, retirable à tout moment et réactualisable tous les six mois. Pour Guillaume Jaeger, directeur conseil au sein de la société de stratégie data Artefact, ce système ne peut qu’engendrer une réduction drastique de la data disponible : « Les études montrent que le consommateur répond prioritairement “non” aux demandes de tracking. On anticipe de fait une baisse de la donnée first party et une quasi-disparition de la donnée third party ». Sans ce graal publicitaire prisé par les annonceurs, la mission CGE ePrivacy, mandatée par la Direction Générale des Entreprises, anticipe une baisse de 25 % en moyenne du revenu numérique des éditeurs.Ce résultat n’étonne en rien Emmanuel Parody : « Aucun annonceur n’acceptera de revenir à de l’achat contextuel sans ciblage. Les investissements se déplaceront davantage encore vers Google et Facebook, moins contraints par les cookies pour récolter de la donnée personnelle puisqu’ils utilisent un autre système, celui du login. » Et à ceux qui ne verraient là que de simples histoires de gros sous, dont serait privé un marché qui a beaucoup abusé de la data ces dernières années, le spécialiste répond : « nous parlons en réalité du financement de la presse et de son indépendance. Sans revenus, peu de moyens pour financer une information de qualité et la possible fin de l’internet gratuit pour tous, avec la systématisation de l’accès payant au contenu. »Face à tous ces enjeux, beaucoup, comme Yan Claeyssen, qui vient d'être nommé président de l’agence spécialisée en data marketing Publicis ETO, veulent croire qu’ils ont encore le temps d’agir : « le texte n’en est qu’au stade de projet. Il peut et doit encore évoluer. »À Bruxelles ces derniers mois, les actions de lobbying se multiplient donc, comme cette lettre ouverte d’éditeurs européens ou la publication de la position commune de 5000 entreprises françaises coordonnée par L’Union française du marketing direct (UFMD) et le Geste. Autant de points de vue que ne manquera pas de prendre en compte le Conseil de l’Union européenne, prochain organe à devoir se prononcer sur le texte le 8 juin prochain. En cas d’acceptation du projet en l’état par 55 % des ministres autour de la table, l’adoption sera actée. À défaut, les discussions se poursuivront.

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