Enjeux
Les médias historiques ont désormais outils et stratégies pour être pleinement opérationnels dans l’écosystème programmatique. Il leur reste à mieux valoriser leurs atouts spécifiques pour commencer à reconquérir le terrain trusté par les Gafa.

Il fait désormais partie intégrante de la famille. Inhérent aux plateformes du numérique, le programmatique n’est plus une bête curieuse pour les médias historiques. «Nous traitons le programmatique comme un canal de diffusion qui doit avoir la même richesse d’offres et les mêmes inventaires que les autres, explique Thomas Luisetti, directeur en charge du marketing produit digital, des opérations et des technologies de France Télévisions Publicité. Nous matérialisons ainsi notre volonté de ne pas limiter le programmatique aux invendus. Les acheteurs en programmatique ont donc accès à une vraie puissance. »



Un mouvement général

La maîtrise technologique commence à produire des effets positifs sur les revenus. Début 2017, M6 Publicité Digitale a misé sur l’intégration du header bidding. « Après dix-huit mois, nous constatons une augmentation des revenus de 15 % à 30 % selon les marques média », relève Hortense Thomine-Desmazures, directrice déléguée de cette régie. Même cause et mêmes effets chez 20 Minutes, confirme le directeur exécutif de la monétisation, Bruno Latapie : « Les revenus par mille impressions (RPM) ont augmenté de 40 % depuis l’intégration du header bidding. » Le groupe Amaury mise de son côté sur le lancement d’une PMP – private market place. « Elle doit nous aider à mieux gérer nos revenus en augmentant la valeur des impressions plutôt que leur volume », explique Kevin Benharrats, directeur général d’Amaury Media.

De quoi susciter des vocations dans d’autres médias. L’affichage numérique arrive ainsi dans le programmatique avec une double initiative. Créé par JCDecaux et Veltys, un spécialiste de la data, Viooh veut devenir le SSP référent de l’OOH, l’out-of-home. Il a deux avantages, explique Jean-Christophe Conti, son directeur général : « Le premier, c’est qu’il permet aux clients habituels de l’OOH de connaître plus rapidement la disponibilité des inventaires. Le second, c’est l’ajout de la fonction programmatique. Viooh sera connecté aux différents DSP globaux (MediaMath, Adform, App-Nexus, etc.), mais aussi aux DSP spécifiques à l’OOH comme Vistar aux États-Unis ou d’autres en Europe. » L’autre initiative, Displayce, se positionne comme le DSP qui va rendre accessible l’affichage à l’écosystème programmatique. Il compte déjà 38 000 faces en France, dont 18 % en Île-de-France, et veut élargir son inventaire en Europe et se connecter à d’autres SSP, dont Viooh. « Notre dispositif, couplé à des partenaires externes, permet de savoir combien de personnes sont passées à proximité des faces, grâce à l’analyse des cookies, et de les retargeter, explique Laure Malergue, la fondatrice de la plateforme. En bout de course, nous pouvons par exemple déterminer une augmentation de fréquentation d’un magasin. »

Le gré-à-gré n’a pas pour autant dit son dernier mot. « Les deux modes de ventes coexistent, mais le gré-à-gré a une longueur d’avance, il représente encore 80 % des ventes, note Philippe Boscher, directeur adjoint marketing digital de TF1 Publicité. Nous n’avons aucune volonté de privilégier un mode par rapport à l’autre. » Comment cependant bien articuler différents modes de vente – gré-à-gré, programmatique sans data et programmatique avec data loguée – qui sont proposés à des prix différents ? « Nous allons vers une gestion en yield holistique des différentes sources de demandes, précise Philippe Boscher. Nous devons trouver les bons process et les bons outils pour en tirer le meilleur. » Parvenir à une telle maîtrise des inventaires et optimiser leur gestion a toutefois un coût élevé, souligne Alexis Marcombe, directeur général délégué au digital de Media.Figaro : « Avoir ce type de dispositif programmatique suppose une taille critique importante d’au moins 20 millions de visiteurs uniques. En deçà, il est possible d’utiliser des outils existants, mais pas de construire son propre dispositif. »

En dépit de ces freins, les médias historiques gardent des atouts, à commencer par leur capacité à construire des offres spécifiques, comme l’explique Grégoire Merceret, directeur des activités programmatique de la régie 366 : « Nous avons un pôle opérations spéciales qui fait de la production de contenus et nous voulons aussi proposer du sur-mesure dans la médiatisation de ces contenus. L’automatisation n’est pas adaptée à ce schéma qui exige un pilotage spécifique. » France Télévisions Publicité met pour sa part en avant la qualité de l’expérience utilisateur grâce à la maîtrise de l’intensité publicitaire. Le nombre de pré-rolls s’adapte à la durée du contenu et au profil des utilisateurs. Un « droit à l’erreur » a même été institué : les personnes restant moins d’une minute sur un contenu verront le suivant sans aucun espace publicitaire. « Nous recherchons en permanence le bon équilibre entre le développement de la publicité et le rapport positif de l’utilisateur à la publicité, explique Thomas Luisetti. En 2017, une étude réalisée avec la technologie Vuble a constaté que le score global d’attention moyen des internautes sur l’ensemble des sites commercialisés par France Télévisions Publicité était de 78 %, soit 42 points de plus que la moyenne du marché. »

Kevin Benharrats rappelle de son côté le rôle clé du contexte : « Acheter une campagne data ne doit pas faire oublier l’activation et donc le contexte. Tous les contextes ne sont pas de même qualité. Les annonceurs qui ignorent ce paramètre risquent d’être déçus. » Quant à Vincent Salini, directeur délégué aux activités digitales du Monde Publicité, il rappelle l’importance de la qualité des audiences : « La prise en compte de la qualité de l’engagement de nos audiences dans le mode transactionnel programmatique est indéniablement une opportunité pour les groupes de presse comme le nôtre. »



Pas de clic ?

Si rivaliser avec les Gafa reste une perspective lointaine, certains acteurs font déjà valoir une surface internationale. Chez RTL AdConnect, Franck Litewka, directeur du développement, peut déjà agréger les différentes audiences nationales des médias du groupe : « En catch-up, nous avons une puissance de 800 millions de vidéos vues par mois sur douze pays. En France, M6 réunit 22 millions d’utilisateurs sur sa plateforme 6play, soit un tiers de la population française, et ITV en Angleterre cumule 26 millions d’utilisateurs inscrits sur ITV Hub, soit près de 40 % de la population anglaise. »

La qualité des atouts des médias historiques a poussé Group M à s’allier avec 80 % des régies labellisées Digital Ad Trust pour proposer une place de marché privée baptisée « trusted[place] », qui regroupe des vendeurs et acheteurs identifiés. « Cela nous facilite le travail de white listing opéré manuellement auparavant », explique Laurence Milhau, directrice générale en charge du programmatique de Group M.

Pour autant, les médias historiques pâtissent encore de quelques handicaps, en particulier l’IPTV, pour l’instant difficile à intégrer dans le programmatique, faute de clics et de mesure du taux de visibilité. « Le paradoxe, c’est que ce taux de visibilité est de 100 % dans la réalité, mais certaines agences ou annonceurs veulent absolument un taux certifié IAS ou autre pour le reporting », constate Hortense Thomine-Desmazures. Valoriser le contexte reste aussi un défi du fait de la prédilection du monde programmatique pour l’open auction. « Même si nous constatons aujourd’hui une évolution des modes d’achat programmatique avec des deals en augmentation de plus de 30 % en 2018 et une stagnation de l’open auction, cette dernière représente encore deux tiers des investissements publicitaires du programmatique en France en 2018 », déplore Vincent Salini.

Devant tant de complexité, le groupe Havas a lancé le Havas Programmatic Hub. « Nous avons pour objectif de vulgariser le programmatique, d’accompagner les clients dans leurs campagnes 360° et dans leurs problématiques adjacentes de data et d’IA. Nous sommes dans une optique de projet collaboratif », explique Kaoutar Benazzi, qui dirige cette nouvelle entité. Longtemps adeptes du gré-à-gré, les médias historiques vont-ils y renoncer au profit du tout programmatique ? Fabien Magalon, directeur général d’Alliance Gravity, anticipe une évolution inattendue : « La commercialisation gré à gré va se “programmatiser” au travers d’innovations commerciales comme le programmatique garanti ou l’extension d’audience. Par exemple, lorsqu’une marque média commercialise sa homepage, elle pourrait compléter cette solution en adressant en programmatique les utilisateurs qui n’ont pas visité la homepage ce jour-là. Le programmatique va sophistiquer et renforcer les dispositifs gré à gré. »

Ces évolutions vont-elles pour autant permettre aux médias historiques de rivaliser avec les plateformes numériques, ultra-dominantes sur le marché de l’e-publicité, en commençant par réduire l’écrasante domination du duopole Google/Facebook ? Début de réponse en 2019. 

Les débuts en programmatique de l’audio

Le programmatique et la radio restent encore éloignés, estime Marie Renoir-Couteau, directrice générale déléguée de Lagardère Publicité : « La première étape pour le programmatique en radio serait de réunir un environnement brand safe et de qualité avec une expérience d’achat facilitée. Ensuite, on pourra envisager de plugger de la data, de personnaliser des contenus et d’aller vers l’audience planning. » Pour l’audio digital, le pas est déjà franchi, mais l’essentiel est à construire, note Béatrice Leroux-Barraux, directrice générale chargée du développement de NRJ Group : « Il y a encore peu d’acteurs en programmatique audio, mais leur nombre va augmenter. L’arrivée de DBM, le DSP de Google, dans l’univers audio va sûrement profiter à l’accélération de ce levier. Aujourd’hui, tous les grands DSP se sont mis à l’audio programmatique. Cela le fait progresser, car ces solutions sont parmi les plus utilisées sur le marché. »

 

« Une stratégie d’alliance est indispensable »

Fabien Magalon directeur général de la plateforme Alliance Gravity

«Un enjeu clé du marché publicitaire et programmatique est l’identité. Les plateformes transnationales ont institué un environnement logué où l’internaute est identifié par son nom, son prénom, son e-mail ou son numéro de téléphone. En revanche, le lien entre les éditeurs et leurs utilisateurs passe par le cookie, qui est un identifiant instable et qui se renouvelle sur chaque terminal et chaque navigateur. J’ai une double conviction : la maîtrise d’un identifiant stable et cross-device est fondamentale pour le futur des éditeurs, et elle ne peut pas être une somme d’initiatives autonomes, il faudra une stratégie d’alliance autour de cette problématique.»

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