Audiovisuel
Avant la campagne pour les élections européennes, la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte-Cunci, livre sa vision de la lutte contre les fausses informations et exprime sa volonté d'avoir une télévision publique qui contribue à la cohésion nationale. Elle appelle aussi à un combat culturel contre Netflix et les plateformes internationales qui laminent notre modèle de création.

Dans le baromètre Kantar-La Croix sur la confiance des Français dans les médias, la télévision chute de 10 points, avec 38% d'opinions favorables. Comprenez-vous cette défiance ?

Aujourd'hui, les gens s'informent par différents canaux et beaucoup par les réseaux sociaux. Une image prise sur le vif est-elle une information ? N'est-ce pas déjà un point de vue ? Nous sommes inondés d'informations, y compris de théories complotistes, qui questionnent le travail des journalistes. Or, je pense qu'on n'a jamais eu autant besoin de leur travail, non pas tant pour donner l'information mais pour la vérifier, la contextualiser, l'expliquer... 

Le baromètre montre aussi qu'une majorité de Français estime que le mouvement des Gilets jaunes a été mal traité par les médias...

Certains disent qu'on en a mal parlé, d'autres qu'on en a trop parlé... Ce sont des voix un peu discordantes. Les premières sont plutôt sur les réseaux sociaux et les secondes dans les courriers de nos téléspectateurs. Ce qui est sûr, c'est que le fait d'avoir des images en boucle pose question. C’est déjà, en soi, un point de vue et cela peut induire une surestimation ou une sous-estimation du sujet.  Et même si c'est une pratique qui a le vent en poupe, filmer le réel en direct n'est pas pour autant vérité. On a tendance, avec ces live, à faire de la télé-réalité de l'information. Ce dont on a de plus en plus besoin, c'est d'enquête, de compréhension, de recul. Il faut se méfier de l'information très chaude, au moins de sa répétition.

Mémona Hintermann, ex-conseillère au CSA, s'est demandée, en présentant son baromètre de la diversité, si les personnes que l'on voyait sur les ronds-points n'étaient pas les invisibles de la télévision. Il y a une sur-représentation des CSP+ à la télé...

C’est vrai que, dans les fictions, les sujets et les débats, il faudrait peut-être mieux représenter la totalité de la population, qui n'est pas que parisienne et dans le confort matériel. Une de nos missions est de lever un voile sur ce que l'on ne veut pas voir. Quand on investit par exemple dans une fiction sociale, ou sociétale, sur les enfants placés, nous prenons notre part dans la prise de conscience collective de l’importance de la protection de l’enfance. 

Quelle doit être la place de France Télévisions dans l'amélioration de l'écosystème d'information face à la montée des fake news ?

Nous sommes déjà le premier média d'information. Il faut qu'on soit le premier de demain, et de référence. Il faut que l'on puisse se tourner vers nous pour savoir le vrai et le faux. Dénoncer une fausse nouvelle est maintenant aussi important qu'en annoncer une vraie.

Via l'appli Franceinfo, nous avons mis en place un dialogue qui permet de poser une question à un journaliste. Une rubrique «vrai ou fake» permet d'enquêter sur des fausses informations et de démonter, preuves à l'appui, les manipulations. Nous avons, pour la première fois, poussé sur internet un article démontant une théorie complotiste lors de l'attentat de Strasbourg. Nous faisons désormais systématiquement une pastille dans le 20 heures pour pointer les fausses nouvelles et démontrer ce qui est faux à travers un travail d'investigation. Ce n'est pas émotion contre émotion. Au plus fort de la crise sociale, en décembre, une équipe spéciale a été dédiée au décryptage des fake news. Et nous sommes aussi très investis dans l'éducation aux médias.

Emmanuel Macron craint des manipulations d'Etats étrangers lors des élections européennes. Est-ce pour vous une menace réelle ?

Oui. Ce n'est pas du tout de la science-fiction. On l'a vu, à travers l'anonymisation des comptes, n'importe qui peut créer mille profils Twitter et inonder la planète en relayant de fausses informations. Cela s'est produit lors de l'élection de Trump, de la campagne présidentielle française... Comme cela prend de plus en plus de place dans l'opinion publique, éclairer les gens là-dessus est un vrai enjeu. Il faut être un média qui accepte la contradiction, mais solide et fiable sur ses bases.

Pour notre part, nous serons évidemment très vigilants car nous partageons tous cette inquiétude et prenons très au sérieux cette menace pour notre vie démocratique.

Il y a, dans le discours du président, un appel à la cohésion nationale. Êtes-vous inquiète d'un éclatement de cette cohésion ?

On voit la situation politique se tendre dans beaucoup de pays, les sociétés se fracturer, les populismes monter... Ce n'est pas une vue de l'esprit. Cela pose la question d'une vision partagée par nos concitoyens. Il y a en effet un vrai enjeu de cohésion nationale.

Comment pouvons-nous jouer notre rôle ? L'Emission politique a évolué à l'occasion du Grand débat pour donner la parole aux maires, aux représentants des Gilets jaunes, du gouvernement ou des syndicats. Il s’agit de trouver ensemble des solutions. La télévision publique contribue en partie à la cohésion nationale en montrant que l'on peut se parler, dialoguer et se faire collectivement du bien. Sur Franceinfo, les équipes veillent scrupuleusement à ne pas être dans la répétition des images des manifestations, sans décryptage ou explication, en s’efforçant systématiquement de donner du sens.   

Quand vous dites qu'il faut renouveler une télévision d'hommes blancs de plus de cinquante ans, ne trouvez-vous pas cela un peu stigmatisant ?

Tout le monde a sa place, c'est une question d'équilibre. Sur le service public, l'équilibre n'est pas encore là. Mais quand je suis arrivée, il y en avait encore moins. Sur C dans l'air, il y avait 25% de femmes. On en est à 40%. Quand je dis que c'est une télé d'hommes blancs de plus de 50 ans, je ne dis pas qu'il faut les virer. Je dis qu'il faut des femmes, des gens d'origines diverses... On en déduit que je suis contre les hommes de plus de cinquante ans. C'est comme quand vous estimez qu'il faudrait une femme dans un comité exécutif composé de neuf hommes et une femme, et qu'on vous dit que les hommes aussi ont leur place. 

Vous avez retiré vos séries de Netflix, vous ne voulez pas mettre vos contenus en intégralité sur YouTube : voulez-vous prendre la tête d’un combat européen contre les Gafan (Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix) ?

Il faut un combat européen contre les Gafan car nous devons défendre nos valeurs de démocratie, de respect de la vie privée. Ce n’est pas un combat économique, c’est un combat culturel. Ça passe par des choses très concrètes. J’ai, par exemple, passé France Télévisions sur le moteur de recherche Qwant. Nous nous sommes aussi battus pour préserver le budget de la création (420 millions d’euros par an), en dépit des économies assez fortes qui nous sont demandées.

Ce n’est pas un combat contre les Gafan ou contre leur puissance économique, c’est un combat pour nos valeurs. Aujourd’hui, on est très focalisé sur Amazon, Google et Facebook ; demain, il y aura aussi des entreprises d’autres continents, qui viendront proposer des réseaux sociaux, des contenus, des plateformes… Il y a une place pour le contenu local ; il faut vraiment se battre pour ça.

Radio France est présent sur les enceintes connectées d’Amazon ou Google. Etes-vous contre ça ?

L’équivalent pour moi, c’est Netflix. Et je suis contre car plutôt que d’investir et de demander à des producteurs français de développer des séries pour Netflix, car le géant ne rachète finalement pas très cher des séries produites par les autres. Ce sont des coucous, ou pour utiliser une autre image, c’est le lierre sur le chêne, et à la fin, le lierre l'étouffe.

Prenez la série Dix pour cent. Son financement est 100% public. Trouvez-vous normal qu'elle se retrouve une semaine après sur Netflix ? Sur les assistants vocaux, j’ai demandé à ce qu’on aille regarder du côté de Djingo, l’enceinte développée par Deutsche Telecom et Orange. Si l'on doit travailler avec quelqu’un sur ce secteur, ce serait plutôt avec ces gens-là. Et si demain, Qwant se lançait dans une plateforme vidéo, je travaillerais avec eux.

Vous avez annoncé une alliance pour la coproduction de séries avec la Rai et ZDF. N’est-ce pas compliqué de travailler avec des pays comme l’Italie de Matteo Salvini ?

Nous travaillons avec la Rai qui, pour l’instant, a une liberté d’action complète. C’est une question qu’on s’est posée au sein de l’Union européenne de radio-télévision (UER), dont je suis la vice-présidente. Nous nous sommes demandés s’il fallait exclure les pays qui ne sont pas totalement comme on le voudrait ou si, au contraire, il fallait travailler avec eux pour maintenir un service public audiovisuel indépendant. Cette seconde option est notre parti pris. Nous sommes au service de nos concitoyens avant d’être au service de qui que ce soit d’autre.

En attendant, il y a les pays du Nord de l’Europe, qui ont des services publics très vifs, très agiles, déjà organisés entre eux en fédération. Nous nous sommes inspirés de leur alliance pour faire la nôtre, avec la ZDF et la Rai, et nous allons rabouter les deux pour pouvoir faire des projets ensemble.

Qu’attendez-vous de la future loi audiovisuelle ?

A terme, France.tv va devenir la première antenne du groupe, du fait de notre virage numérique. Dans le monde de demain, nous allons fabriquer des films qui seront uniquement diffusés en numérique. C’est déjà le cas par exemple avec Slash et la série Skam. Avec l’accord de début janvier, nous avons gagné beaucoup de droits délinéaires. Quand nous finançons une série, nous avons des droits linéaires réduits mais nous avons acquis des droits numériques gratuits et une exclusivité sur le payant. Et nous n’aurons plus besoin de diffuser le programme avant de pouvoir l’exploiter en numérique. Ça rend les choses beaucoup plus souples. Ça préfigure la plateforme Salto.

La deuxième chose qui est importante avec la loi audiovisuelle, c’est la régulation d’internet et comment on fait pour lâcher un peu la pression sur les médias traditionnels. C’est l’adaptation de la directive européenne SMA.

Vous avez entamé des discussions avec les représentants des salariés pour réduire les effectifs de 1000 postes. Est-ce difficile à faire passer ?

Je ne demande pas aux syndicats de valider la réduction de 1 000 postes. Je leur dis que nous allons baisser les effectifs - d’ailleurs, je les baisse depuis que je suis là. La question que je leur pose, c’est comment on fait pour arriver à une économie qui correspond à 1000 postes. Soit on continue à ne pas remplacer un départ sur deux, ce qui nous a permis en trois ans d’arriver à 9 600 salariés, soit on accélère un peu ces départs naturels pour recruter plus vite de nouvelles compétences qui vont nous aider sur le numérique. La discussion porte sur la manière dont on accélère, les conditions qu’on propose aux gens. Il n’y aura aucun départ contraint et, de fait, aucun licenciement sec.

Si une présidence commune à l’audiovisuel public devait se mettre en place, seriez-vous candidate ?

Je ne préfère pas me prononcer. Ce qui est important, c’est le projet pour l’audiovisuel public et pour l’instant, le gouvernement n’a pas encore fait ses arbitrages sur la gouvernance. Nous verrons bien. Nous avons un plan jusqu’en 2022. En 2020, le travail de transformation ne sera pas terminé. Je suis à ma tâche et j’ai bien l’intention de la mener jusqu’au bout.

Des expérimentations communes entre France 3 et France Bleu sont en cours. Jusqu’où voulez-vous aller ?

Nous ne voulons pas commencer par faire des réformes de structures si le sens n’y est pas. Ce que l'on essaie de construire avec Radio France, c’est une sorte de média global par région, avec des spécificités (la radio, la télé, le web). L’important est d’essayer de proposer une meilleure offre pour nos concitoyens, avec plus de proximité. Nous avons lancé deux matinales communes, à Nice et Toulouse, qui marchent très bien. Nous nous sommes donnés jusqu’à mars pour en faire le bilan. Sur les élections européennes, nous allons aussi travailler sur des émissions politiques communes.

Devenir un média global doit-il passer par une marque commune ?

Il faut faire les choses par étapes. La première, c’est d’assimiler les deux marques, France 3 et France Bleu. A terme, je pense qu’une marque unique serait préférable.

La consultation citoyenne sur l’audiovisuel public prend fin le 6 février. Combien avez-vous eu de réponses ?

127 000 ! Nous suscitons intérêt et attentes de la part de nos téléspectateurs. Leur télé, leur radio, c’est important pour eux et nous devons en être à la hauteur. 

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