Technologie
Le philosophe spécialiste des mutations liées au numérique plaide pour une disruption positive avec un internet qui redonne du sens.

Votre regard sur les nouvelles technologies n’est pas tendre. Vous dites notamment que l’intelligence artificielle crée surtout de la bêtise artificielle. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Bernard Stiegler. Toute technologie est porteuse du pire comme du meilleur. À l’origine, le web devait permettre aux individus d’augmenter leur capacité à agir, à réfléchir. Or cet internet est aujourd’hui minoritaire face aux plateformes totalisantes comme Google, Facebook ou Amazon. Cette disruption technologique, illustrée notamment par l’IA, le big data ou encore le deep learning, commande les individus à se conduire de façon mimétique et, pire, généralise le désapprentissage. On dés-apprend à écrire, à conduire, à se soigner, à éduquer, à penser par soi-même… 

Sur le plan du langage, ces modèles de big data et d’IA dysorthographient et confortent les comportements linguistiques moyens. Purement analytiques et computationnels, ils produisent de l’entropie, ils écartent la diversité et les exceptions. Sauf que la pensée humaine ne se résume pas à des calculs algorithmiques, mais tire sa force du fait de pouvoir générer de l’imprévisible, de l’intuitif.  

Quelle serait alors cette « disruption technologique positive » que vous appelez de vos vœux ?

Cette disruption serait faite de technologies réellement mises au service de l’intelligence. À l’image du logiciel libre et de ce qu’était internet à ses débuts, il faut que le web redevienne délibératif et collaboratif. Ce ne sera pas simple, car ce mouvement de disruption technologique a pris tout le monde de vitesse, les individus comme les pouvoirs économique et politique. Il a réduit l’intelligence collective. De sorte qu’il n’y a plus grand monde pour penser – et panser – le monde, sinon des élites crétinisées par le storytelling technologique. 

Comment s’y prendre concrètement pour changer la donne ? 

Prenez Google, son apparition est plus le fruit d’investissements colossaux des pouvoirs publics (en l’occurrence, l’armée américaine), durant des décennies, dans la recherche technologique que le story-telling d’une génération spontanée du génie entrepreneurial américain. Entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, plus de 1 000 milliards de dollars ont ainsi été investis dans le multimédia et l’intelligence artificielle. Google est apparu à la suite de ces investissements publics. Il faut que l’Europe se réveille, prenne conscience des enjeux et ne se contente plus de suivre les dynamiques développées aux États-Unis et en Chine. 

Pour faire émerger d’autres modèles, il faut investir massivement dans la recherche. Il faudra se placer très en amont du marché, là où se déroule véritablement l’innovation, et mobiliser les chercheurs des laboratoires et des universités. En Europe, nous avons les meilleurs spécialistes en IA et en nouvelles technologies. C’est au prix de ces investissements et d’un courage à penser le digital différemment que l’on pourra faire émerger des technologies de rupture, de nouveaux horizons et des désirs communs. 

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