Chronique USA
Tous les mois, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, analyse pour Stratégies la campagne numérique américaine. Alors que Donald Trump investit Snapchat et lance sa propre app de gamification, la stratégie web de Joe Biden reste encore floue.

C’est le genre de bourde dont se serait bien passé Joe Biden, déjà affaibli par une campagne devenue 100% virtuelle. Interviewé le 22 mai par un présentateur de radio noir new-yorkais, le candidat démocrate a tenté une douteuse plaisanterie : «Si vous avez un problème pour décider si vous êtes pour moi ou pour Trump, alors vous n'êtes pas Noir». Tollé général. Joe Biden a dû rapidement s’excuser pour ces propos jugés «fâcheux». Trop tard,  la campagne Trump a sauté sur l’occasion pour enfoncer un coin entre l’ancien vice-président d’Obama et l’électorat Noir dont il est très proche. Riposte sur Twitter comme de rigueur, mais aussi... sur Snapchat. Le compte de Donald Trump sur le réseau social a posté dans la foulée une vidéo reprenant le mème des porteurs de cercueil ghanéens. Après un extrait de la gaffe de Biden, un cercueil apparaît à l’écran avec l’inscription «Biden president». De la pure culture internet, bien loin d’une parole présidentielle ; c’est pourtant bien signé «Donald J. Trump».

L’édition spéciale Biden a continué pendant plusieurs jours sur le Snapchat de Trump, avec des mèmes en tous genre glanés sur internet, renvoyant souvent vers un numéro SMS «Black voices for Trump», destiné à récupérer les coordonnées d’électeurs potentiels. Le compte a également posté une série de vidéos de Kanye West, dénonçant avec virulence les propos du candidat démocrate. Des mèmes, du contenu engageant de célébrités : la campagne Trump a bien compris l’intérêt d’être présent sur Snapchat. L’app est assurément moins médiatique que Twitter et le président ne s’y investit pas personnellement, mais elle n’en est pas moins stratégique. Les millennials et la génération Z représentent 35% de l’électorat américain. Sur cette cible des 13-34 ans, Snapchat est presque hégémonique, avec un taux de pénétration de 75% aux Etats-Unis.

L’appli a bien intégré son rôle civique dans cette campagne. En temps normal, aux Etats-Unis, les primo-électeurs s’inscrivent sur les listes sur leur campus universitaire ou à la bibliothèque locale. Ces lieux sont actuellement fermés mais l’appli propose à chacun de ses utilisateurs atteignant les 18 ans un lien pour s’inscrire sur les listes électorales. Ils sont 500 000 chaque mois, l’enjeu est tout sauf mince.

Snapchat et TikTok délaissés par Biden

Contrairement à Donald Trump, Joe Biden n’a que peu investi Snapchat. Dans une tribune pour le New York Times, David Axelrod et David Plouffe, deux ex-stratèges d’Obama, conseillent à Biden de tout miser sur les plateformes web, et pas uniquement sur Facebook et Twitter : «Si la télévision reste un média puissant, YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat et TikTok sont tous essentiels dans un monde Covid-19 où les déplacements des candidats et les contacts avec les électeurs seront fortement limités. À bien des égards, ils sont la campagne, et pas seulement une partie importante de celle-ci.»

 En délaissant des applis comme Snapchat ou TikTok, Joe Biden prend le risque de voir une grande partie de la conversation en ligne lui échapper et ainsi de ne pas être en mesure de riposter face à de fausses informations. Une anecdote racontée par NBC en dit long sur le fossé entre les politiques et ces nouveaux espaces de discussion. Barack Obama possède une porte d’entrée sur TikTok : ses deux filles. Après qu’elles lui ont montré une série de vidéos violemment anti-Biden sur l’appli, Obama s’en est inquiété auprès de deux anciens conseillers de la Maison-Blanche. «Je suis un homme de 58 ans, je ne comprends pas ce qu’il s’y passe», a-t-il reconnu devant ses conseillers, leur enjoignant de se pencher sur le sujet.

Il existe en revanche au sein du parti démocrate une femme de 30 ans qui sait exactement ce qu’il se passe en ligne. Candidate pour une réélection au Congrès, la très médiatique Alexandra Ocasio-Cortez a battu campagne sur Animal Crossing, le jeu vidéo de Nintendo qui a fait fureur pendant le confinement avec 13 millions de ventes. Avantage : les règles de distanciation physique ne s’appliquent pas dans ce monde virtuel enchanteur. «AOC» a ainsi pu rendre visite à une famille de trois personnes : «C’était très mignon. On a échangé des fruits et pris des photos»a-t-elle commenté.

App de gamification pour Trump

Donald Trump n’est pas sur Animal Crossing mais a lancé sa propre app de gamification. Son staff mise beaucoup sur la toute nouvelle application officielle Trump 2020. Pour mobiliser ses partisans et les pousser à s’engager dans la campagne («Join the army for Trump»), un système de récompenses a été mis en place : partager un tweet de Trump permet de gagner 1 point, partager l’application avec un ami permet d’en gagner 100. Avec 5 000 points, on peut s’acheter une casquette Maga au rabais, et avec 100 000 points, on a carrément le droit à une photo avec le Président. Pour installer l’application, les internautes doivent donner obligatoirement leur numéro de téléphone, ce qui permet de récolter une donnée capitale pour la campagne. Si en plus ils indiquent leur adresse (facultatif), c’est jackpot pour la campagne Trump. Le directeur de campagne, Brad Pascale, l’assume ouvertement : cette application est destinée à récolter de la data pour favoriser les campagnes de micro-targeting, notamment sur Facebook.

Pour attirer les fans de Trump, l’application mise aussi sur le contenu : «This is your source of real news, not fake news», vante la vidéo de présentation. L’app comprend son propre news feed avec des infos 100% trumpisées et même son émission de télé quotidienne, tous les soirs à 20h. «La campagne Trump a créé un monde dans lequel, si vous êtes un partisan, vous pouvez ne jamais quitter cet écosystème», analyse, mi-impressionné mi-inquiet, Stefan Smith, ex-conseiller de Pete Buttigieg. «Il a lancé son propre réseau de médias. Cela lui permet de regrouper tous ses fans en un seul endroit et de rendre plus difficile leur accès à des sources d’informations extérieures.»

 Comme toujours dans cette drôle de campagne, les stratèges démocrates sont partagés face à cette course à l’armement du camp Trump. Faut-il répliquer avec les mêmes armes ? Joe Biden doit-il immédiatement poster des mèmes sur Snapchat, lancer des sales rumeurs sur TikTok et développer une app Biden 2020 pour récupérer des datas ? Tout le monde s’accorde à dire que le candidat démocrate ne gagnera pas en faisant du Trump mais en jouant sa propre partition, plus modeste, plus éthique. Reste qu’on ne sait toujours pas quel est son projet de communication en ligne et cela devient préoccupant à tout juste cinq mois de l’élection.

 

Lire aussi :

- Épisode 1 : Pour 2020, Trump part avec une longueur d'avance sur le web

- Épisode 2 : Limiter le micro-targeting ne résout pas le problème des fake news

- Episode 3 : Le dilemne des démocrates : gagner sans se salir les mains

- Episode 4 : L'apocalypse du deepfake aura-t-elle lieu ?

- Episode 5 : Télé-meetings et feu de bois : la politique US au temps du coronavirus

- Episode 6 : Joe Biden a-t-il déjà perdu la bataille d'internet ?

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