Marché
Le développement d’un marché francophone en Afrique est encouragé par une langue, une monnaie et un droit des contrats, ainsi que quelques multinationales françaises. Mais l’avenir n’est pas écrit.

René Saal, ancien dirigeant du groupe Canal+ et président du cabinet de conseil Adweknow, consacré au continent, a les yeux rivés sur le gagnant à 94 % de l’élection présidentielle ivoirienne. «Alassane Ouattara a l’opportunité historique de tendre la main sitôt élu, dit-il. Mais s’il a une politique agressive envers l’opposition, ce sera le bordel.» Il faut dire que la Côte d’Ivoire, qui a doublé son PIB depuis 2011, a une particularité : c’est une locomotive de l’Afrique francophone, avec 8% de croissance annuelle en huit ans, et sans doute le plus francophone et francophile des États subsahariens. Rien à voir avec le Sénégal, l’autre pays dynamique de la zone, dont le wolof est si répandu que ses séries TV sont parfois tournées dans cette langue pour être ensuite traduites en français pour d’autres pays d’Afrique. Avec une Côte d’Ivoire relativement prospère, c’est l’assurance d’avoir une scène créative en matière audiovisuelle (Babiwood) et des annonceurs multilocaux, qui s’ajoutent aux locaux et aux internationaux (MTN, Orange, Unilever…). Autrement dit, des entreprises qui, après s’être développées à Abidjan, tentent leur chance au Sénégal, au Burkina Faso, au Bénin ou dans d’autres pays francophones.

Un avantage coopératif

Francophonie. Le mot est lâché. Soixante ans après les indépendances et cinquante ans après sa création, ce mouvement voit son avenir en Afrique, où se trouvent 55% de ses locuteurs quotidiens. Mais ce n’est que depuis le sommet de Dakar, de 2012, que les 54 États membres de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) ont commencé à avoir une stratégie économique. «Ce n’est pas un espace économique en tant que tel, s’empresse de préciser Henri Monceau, à la tête de la direction de la francophonie économique et numérique de l’OIF. Les échanges commerciaux ne se font pas prioritairement par rapport à la dimension linguistique. Mais il y a un avantage coopératif à nouer des relations ou à cultiver les innovations avec des acteurs qui parlent la même langue.» N’est-ce pas parce que le Rwanda s’est d’abord détourné du français au profit de l’anglais qu’il s’est ouvert aux économies anglophones d’Afrique de l’Est plutôt que de l’Ouest ?

10% de contenus africains francophones
Heureusement, les milieux d’affaires de l’ancien empire colonial français parlent encore très souvent français, langue d’instruction. Mais l’avenir ne va pas de soi. TV5, qui a lancé en mars une appli «Apprendre le français avec TV5Monde » en a bien conscience. En partenariat avec la chambre de commerce et de l’industrie de Paris, sa directrice ajointe Evelyne Pâquier prévoyait alors – avant le confinement - de créer un apprentissage spécifique sur le français des affaires à partir du Journal de l’économie de la chaîne. Cette dimension s’étend à l’influence culturelle depuis la création en octobre de la plateforme de streaming vidéo TV5MondePlus, qui prévoit 10% de contenus africains francophones. «Il y a un enjeu de découvrabilité, rappelle Henri Monceau, il est essentiel que ces contenus soient accessibles et identifiés.»
Autres atouts, l’espace francophone africain dispose d’une monnaie et d’une histoire juridique communes. Le franc CFA, qui peut être converti en euro, est encore la monnaie de 14 États africains, même s’il doit être remplacé par l’eco en Afrique de l’Ouest. Quant aux contrats d’affaires, ils restent encore édifiés selon des règles juridiques tout droit héritées de notre droit français, signature électronique incluse. Il faut ajouter un intérêt politique à développer les échanges en français qui peuvent constituer une difficulté à l’entrée pour des entreprises anglo-saxonnes. Le premier ministre canadien Justin Trudeau et le Québec, qui ont financé TV5Monde Plus ainsi que le deuxième observatoire de la francophonie économique en mars, à Rabat, l’ont bien compris. «Nous sommes convaincus que quand on travaille dans un marché linguistique commun, on peut avoir jusqu’à 30% de plus-value par rapport à des zones linguistiquement hétérogènes», explique Henri Monceau.
L’un des grands succès de ce développement est à mettre à l’actif du groupe Canal+ et de ses 5 millions d’abonnés en Afrique. Opérée dans des pays francophones, cette implantation qui assure aujourd’hui la rentabilité du groupe sert de point d’appui à une extension vers l’Afrique anglophone, comme en atteste le rachat de 12% du leader sud-africain de la TV payante Multichoice. Orange, de son côté, lancera le 6 novembre, Djoliba, le premier réseau de fibre optique panafricain qui couvrira toute l’Afrique de l’Ouest francophone.

Formation des jeunes au numérique
Face à des connexions souvent imparfaites, inégales et parfois peu favorisées par les pouvoirs en place, faute de moyens ou de volonté politique, l’accès au réseau internet est clé. C’est ainsi que pourra se former au numérique un continent jeune. Après avoir soutenu 60 000 start-up à travers des accélérateurs et des incubateurs entre 2014 et 2018 (financées là aussi par le Canada), l’OIF s’intéresse désormais aux jeunes entreprises qui ont entre cinq et dix ans, sont arrivées à maturité et ont un potentiel de croissance, particulièrement en Afrique francophone. Sa secrétaire générale Louise Mushikiwabo souhaite un grand plan de formation des jeunes au numérique pour « les mettre en capacité de proposer leurs propres solutions », en s’appuyant notamment sur l’intelligence artificielle. Car comme le souligne un rapport de 2019 de la conférence de l’ONU pour le commerce et le développement, l’Afrique est aussi mal lotie que l’Europe dans l’économie de la donnée : moins de 3% des ressources contre 3,4% pour les Européens, 27% pour la Chine et 63% pour les États-Unis.
La différence peut donc résider dans la capacité à former rapidement des esprits capables de s’appuyer sur l’IA. Au Cameroun, l’incubateur Caysti forme au code les jeunes Africains en s’appuyant sur l’anglais et le français. L’arrivée de l’Afrique francophone sur le numérique représente à la fois la plus grande dynamique de croissance pour les géants de l’internet et un boulevard pour une prédation à grande échelle. «Les opérateurs télécoms ne veulent pas baisser leur prix et investir dans la bande passante, souligne René Saal, les investissements sont trop importants. Résultat, le rêve digital n’existe pas : on en parlait il y a trois ou quatre ans mais il est bloqué par les infrastructures.»

Il y a quelques années, on parlait aussi d’eldorado pour les médias francophones. Hormis Canal+, il ne reste plus grand monde en dehors des médias publics et des chaînes musicales Trace. Lagardère a vendu ou est en passe de vendre ses radios Vibe, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Gulli Africa est financé par Canal. Et M6 s’est éloigné de la chaîne ivoirienne de la TNT, Life TV. Quid des projections des analystes financiers qui tablent sur 750 millions de francophones en 2060 ? «On est toujours très positifs, le marché africain reste un vrai levier de croissance», assure Jérôme Bodin, de Natixis. Au final, ce sont peut-être plutôt les Amazon, Facebook ou Netflix, qui finiront par investir dans les infrastructures – le câble ou le satellite – pour exploiter les données.

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