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Les marques changent, les médias aussi. Les contenus éditoriaux de la presse féminine haut de gamme s’adaptent à la nouvelle vague de revendications post-#MeToo.

Quand les marques deviennent des plateformes d’expression comme Dior avec son t-shirt « We should all be feminists », les médias traditionnels de la mode et du luxe doivent aussi repenser leur positionnement éditorial. Elle et Marie-Claire ont toujours relayé les combats féministes, mais la vague de revendications liée au mouvement #MeToo est passée par là. « On peut parler de lame de fond à la suite de la levée du tabou sur les violences domestiques. On a publié des bibliothèques entières d’articles sur #MeToo, y compris une couverture avec neuf femmes victimes, peu avant que le président [de la République] ne déclare les violences conjugales grande cause nationale du quinquennat », souligne Erin Doherty, directrice de la rédaction du magazine Elle. Ceci n'empêche pas l’hebdomadaire de conserver ses pages plus légères autour de la forme ou de la beauté : « On revendique une part de divertissement qui n’annule pas la partie militante. C’est la formule du Elle. La lectrice sait qu’elle va être informée sur les débats de société tout en trouvant des inspirations pour des moments à soi. »

Des lignes éditoriales adaptées

Chez Marie-Claire, le recrutement de Katell Pouliquen à la tête des rédactions print et digital en début d’année, en provenance de Elle, a coïncidé avec une nouvelle formule résumée par la signature « La voix des femmes, le sens de l’époque ». « Je suis arrivée avec un projet pour mieux rendre compte de l’état de la société, des mouvements de notre époque, dont le féminisme, explique-t-elle. Nous sommes un mensuel intergénérationnel, nous voulons parler aussi bien à une jeune fille de 20 ans qu’à sa grand-mère de 80 ans. J’ai souhaité mettre de l’engagement partout, y compris dans les pages gastronomie lorsque l'on parle de la cuisine au Liban, un pays en reconstruction… »

Moins ouvertement engagé, Madame Figaro a également adapté sa ligne éditoriale pour être utile à ses lectrices. « Notre vision du féminisme, c’est d’accompagner les femmes en les mettant en première ligne et en les soutenant dans leur prise de pouvoir, dans la mode, l’art, la vie économique, témoigne Morgane Miel, rédactrice en chef adjointe. Nous voulons leur donner les clés du monde d’aujourd’hui pour qu’elles deviennent actrices du changement dans la société et pour elles-mêmes. » Plutôt que de mettre l’accent sur les violences domestiques, le titre valorise l’autonomie financière, première condition pour échapper à une relation maltraitante. Cette vision passe par une rubrique Business, qui donne la parole à des dirigeantes érigées en « role models » pour encourager d’autres femmes à faire carrière. Le magazine a créé le prix Business with Attitude, qui récompense chaque année des femmes créatrices d’entreprise. Le titre est également partenaire des Rencontres d’Arles de la photographie et collabore à l’exposition Artistes à la une Togeth’her, qui aura lieu en 2021 à la Monnaie de Paris.

Empowerment et environnement

L’organisation d’événements en prolongement du contenu éditorial est une constante dans la presse. Le mensuel Marie-Claire a participé à la création d’Octobre Rose, avec Estée Lauder, un mois de campagne autour de la prévention du cancer du sein. En 2018, le titre a aussi créé un think tank, Agir pour l’égalité, qui réunit des partenaires et des experts autour de l’égalité femmes-hommes. Les échanges de cette année ont abouti à un livre blanc présenté à la Maison de l'Unesco. L'hebdomadaire Elle organise de son côté le programme Elle Active, en partenariat avec L’Oréal Paris, avec des témoignages, du coaching et des conférences dédiées à « l’empowerment ». La dernière édition, diffusée en ligne le 9 octobre, a réuni 50 000 participants.

Le groupe Condé Nast, qui édite notamment le mensuel Vogue, a, lui, davantage axé ses projets autour de l’environnement, avec notamment la publication d'un Glossaire de la mode durable. Une déclaration commune à toutes les éditions de Vogue dans le monde, lancée il y a un an sous le nom de Vogue Values, a également rappelé les valeurs que le titre veut défendre : préservation de l’environnement, engagement pour le développement durable, la diversité, l’inclusion, les droits des femmes. Vanity Fair a aussi lancé l’initiative Raise your voices, des portraits de douze militantes dans des pays en développement publiés dans ses pages pendant un an.

« Chaque marque média adapte sa ligne éditoriale pour s’adresser aux femmes quel que soit leur âge, analyse Pauline Wierzbicki, responsable print au pôle média d'Havas Group. Mais comme pour l’ensemble de la presse, elles sont confrontées à la nécessité de recruter un lectorat plus jeune. Cela passe par le digital ou les podcasts. Comme Le Monde, elles peuvent aller sur Snapchat, TikTok… »

Approche décomplexée

Certains groupes de presse ont choisi de créer une marque nouvelle. Aux États-Unis, Teen Vogue, la version ado de Vogue, est désormais dirigé par l’influente Lindsay Peoples-Wagner, plus jeune rédactrice en chef du groupe Condé Nast et seule femme noire à ce poste. En France, le groupe Figaro a lancé en 2018 MAD, un média 100% réseaux sociaux pour les 18-35 ans. Et comme les start-up de la mode et de la beauté, son approche est beaucoup plus décomplexée. « On ne se pose pas la question du féminisme, on s’adresse aux garçons et aux filles indifféremment de façon non genrée et positive, explique Zoé Michel, directrice éditoriale de MAD. Lorsque l'on parle de la collaboration de Chanel avec l’école de formation Casa 93 et l’association pour les femmes de milieu modeste Rêv’Elles, c’est une façon de désacraliser le luxe à travers des initiatives ancrées dans la société. » Une approche post-féministe en quelque sorte, où le genre n’est pas un sujet.

Finalement, comme pour les marques, la vraie question à se poser est de savoir qui produit les images sur les femmes. « L’engagement des médias féminins est réel et sincère, mais la prochaine étape est de transformer les organisations pour qu’au-delà de la ligne éditoriale, cela se ressente dans la fabrication même du média », estime Louis Morales-Chanard, directeur de la stratégie de Dentsu France. La crise sanitaire a apporté un élément de réflexion. « Pendant le confinement, beaucoup d’égéries comme Bella Hadid se sont prises en photo seules, en prenant la main sur leur image, souligne Zoé Michel. On assiste à de nombreuses prises de parole de mannequins et d’influenceuses sur l’envers du décor des photos et sur la santé mentale. » La mannequin star Emily Ratajkowski s’est ainsi exprimée contre le « slut shaming », le fait d’humilier une femme pour son comportement sexuel.

Grossophobie

Au-delà des pages société, les médias ont aussi une responsabilité dans la représentation des femmes dans les pages mode, où existent encore des stéréotypes. Même si le mannequin « body positive » Ashley Graham a fait la une de Elle et Vogue, Katell Pouliquen, chez Marie-Claire, le reconnaît : la grossophobie est l’angle mort de la presse féminine. « On est attentif à montrer des mannequins noires, métisses, asiatiques, afin que toutes les Françaises s’y retrouvent. Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, notamment sur la représentation des femmes grosses (un terme qu’elles revendiquent elles-mêmes) dans les pages mode », estime-t-elle. « L’ambivalence des femmes, c’est de trop vouloir être parfaites, dans le travail, à la maison, avec les enfants, relève Morgane Miel, de Madame Figaro. On a un côté bon élève qui nous nuit lorsque l’on veut demander une augmentation. En tant que média, nous devons trouver le ton juste pour encourager les femmes dans leurs accomplissements sans les pousser à l’épuisement. » Le combat est loin d'être fini.

Le podcast, la voix des femmes

Face aux médias traditionnels, le podcast apparaît comme le format privilégié pour aborder des sujets de société sur la longueur. C’est ce qu’a constaté la journaliste Lauren Bastide lorsqu’elle a quitté Elle et Canal+ pour lancer son programme audio La Poudre. « C'est un média qu'on peut produire et diffuser avec peu de moyens, plus facilement qu’un site ou un magazine, et c’est un espace pour laisser se déployer la parole dans la nuance, hors des clichés », explique-t-elle. Comme elle le rappelle dans son livre Présentes (ed. Allary), les femmes ne sont que 18 % des experts interrogés dans les médias. Dans la lignée de La Poudre et de Nouvelles Écoutes, le studio fondé par Lauren Bastide et Julien Neuville en 2016, d’autres journalistes militantes ont lancé leur média sonore : Victoire Tuaillon, créatrice du podcast Les Couilles sur la table chez Binge Audio, Jennifer Padjemi, animatrice de Miroir Miroir également produit par Binge Audio, Charlotte Bienaimé, au micro d’Un podcast à soi sur Arte Radio, Charlotte Pudlowski, cofondatrice de Louie Media qui vient de sortir Ou peut-être une nuit, un programme sur le silence qui entoure l’inceste. « Ce qui fait la singularité du podcast aujourd'hui, c'est que son explosion est corrélée à la prise de parole accrue des femmes dans l'espace public, expliquait Victoire Tuaillon dans une interview aux Inrocks en octobre. Reprendre le pouvoir sur nos propres récits et les faire circuler au-delà des frontières sans se soucier de l'image que l'on renvoie, et donc de notre physique, est très fort. »

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